lundi 10 décembre 2012

Paru dans le "Livre du Centre Dramatique National Orléans/Loiret/Centre"




http://www.cdn-orleans.com/2009-2010/index.php/fr/le-livre


NILS TREDE


Ce que change la tombée de la nuit


Un monde s’en va. Un autre monde émerge. Ou bien est-ce le même monde sous un autre aspect ? Peut-être que c’est le monde sans l’homme. Le monde en lui-même.

La nuit nous échappe. Elle nous est familière et inconnue à la fois. Elle me fait penser à mes organes. Que je n’ai jamais vus. Auxquels je ne pense que rarement. Qui font intimement partie de moi. Qui me font vivre.

Qu’en penses-tu ? Que change la tombée de la nuit pour toi ? Tu me réponds : j’aime la pénombre, j’aime la nuit. Il y a des choses qui s’arrêtent, – les hommes, la publicité, les immeubles, la lutte pour occuper une place, pour remplir un rôle … on se sent enveloppé par l’univers, par quelque chose au-delà de l’être humain et cela donne un sentiment de sécurité. Le ciel qu’on regarde la nuit, c’est le même ciel que regardent ceux qui vivent dans le désert. On a l’impression d’être entouré par des personnes plus singulières, plus individualistes la nuit. On pense ses propres pensées en l’absence de la machine du jour, de la folie des hommes.

Je te donne raison. Tu as tout dit. Ou presque. Dans ce monde du jour éclipsé on se sent plus soi-même, moins fragile, moins poreux. D’ailleurs je pense que cela perdure pendant un petit moment encore dans la matinée. Je me souviens de nos vacances. Me souviens de la plage que nous avons pu observer depuis notre balcon.

Tôt le matin, après la pause de la nuit, tout est encore individu, personne ; on distingue encore les gestes, les mouvements ; tout s’affirme dans sa simplicité élémentaire, sur des surfaces planes, intactes. La mer est au repos. Elle apparaît comme une paroi détendue, huileuse ; le sable devant elle est léger, immaculé. Aucune confusion. Un monde peuplé de volumes uniquement, de gestes et d’êtres. Une mère se penche sur son enfant, lui enfile un t-shirt. Quelqu’un prépare son harpon. Deux silhouettes avancent lentement d’un pas symétrique sur le sable. La chute soudaine, rectiligne, d’un oiseau chasseur. La petite fissure de la membrane maritime, immédiatement cicatrisée. Des corps-sculpture sur le sable. C’est comme un repos anticipé avant la confusion de la journée. Quelque chose de la même nature que les premières pensées après le réveil qui ne se formulent pas encore dans le monde mais dans la lumière de leur propre étoile.

Et pourquoi c’est ainsi ? Essaye de le dire. Dis-moi ce qui opère ce changement. Là, tu hésites. Tu me laisses sans réponse. Mais je voudrais comprendre. Alors je dis que c’est ainsi parce qu’il y a une fracture. Parce qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne plus, qui nous abandonne. Ou bien qui nous accorde une pause, nous laisse tranquille pendant un temps. C’est l’œil, la vue, le cerveau surtout – cette manière intrusive de l’homme - occidental - d’appréhender le monde qui tombe en panne. Cette habitude de vouloir comprendre les choses au moyen de leur désintégration, d’une analyse des détails, des composants …

Il n’y a pas de détails dans la nuit. Pas de fragmentation du monde possible. Il n’y a que des entités. Des structures et des formes. Des sons. L’homme doit se réorienter, ouvrir d’autres portes pour s’en sortir. Le monde ne se fait plus le reflet de l’homme. Dans l’obscurité il est délivré des plaies que notre œil lui inflige. Il se dresse devant nous comme un être fort et autonome.


Ne me cherche pas, je suis déjà là.

Ne me touche pas, sinon je m’en irai.

Ne fouille pas mes poches, elles sont vides.


Il semble y avoir comme un renversement des rôles entre l’homme et le monde au moment de la tombée de la nuit. Ce n’est plus l’homme qui dit aux choses ce qu’elles sont mais ce sont les choses qui se communiquent – à certaines conditions - à lui. La nuit est exigeante. Elle nous demande d’être des poètes. Des observateurs patients et accueillants. Des hommes qui se taisent pour entendre le langage propre des choses et des silences.

L’homme doit se réorienter dans la nuit, ouvrir d’autres portes pour s’en sortir. Ce sont sans doute des portes qui mènent vers son être intime. Ce délicat bruit de pas qui vient de retentir dans la rue pendant un moment, puis de disparaître – étaient-ce vraiment les pas d’une personne ? Ou plutôt des pas en eux-mêmes, le principe d’un espace temporel avec son début, sa continuité et sa fin, le principe du rythme ? Une allusion inattendue à la nature d’un livre avec sa première phrase, la continuité des pages qui se suivent puis s’arrêtent ? Un rappel de l’extension du passé en nous dans le présent ?

Et toi devant moi, là dans l’obscurité de la nuit - ce petit geste que tu viens d’esquisser avec ton cou – ou était-ce l’épaule ? – est-ce que je l’ai vraiment vu ? Ou plutôt ressenti ? Et même si je l’ai vu : à quel endroit mon œil a-t-il transmis le reflet de ton geste ? Au cerveau ? Au cœur ? Au sens du souvenir ? A quel endroit ?

Là tu esquisses un petit sourire. Si c’était bien un sourire. Il me semble avoir aperçu un soupir de tristesse sur tes lèvres souriantes.

© Pour le Centre Dramatique National Orléans/Loiret/Centre, 2012





Aucun commentaire: