samedi 18 octobre 2008

La truite (extrait d'un manuscrit virtuel I)


L’espace qui se déploie devant moi fout la trouille. Je n’ai plus l’habitude de l’espace. Je nage dans le vide. L’espace contient une image (mon champ visuel, je crois), des choses disposées dans cette image, immobiles pour la plupart. Une vallée, une poignée de maisons, une route qui monte; des champs, quelques animaux, la forêt. Les arbres sont parfaitement immobiles. Je n’ai plus l’habitude de tout cela. Mes pas ne marchent plus sur ce sol. Si on était allé au bord de la mer, faire du surf ou de la plongée sous-marine on serait en activité, on aurait un coach qui nous dirait ce qu’il faut faire, qui nous montrerait des manœuvres, des gestes à imiter, mais ici – ça rigole pas. Il n’y a rien. Il n’y a que soi-même et cet espace qui fout la trouille. Le silence qui vous propulse vers vous-même.
Nous avons acheté des truites chez ce type là-bas qui a troqué ses vaches contre un élevage de truites. Il les a tuées devant nous il y tout juste dix minutes. S’écouleront dix minutes encore et nous les mangerons. Des petits oiseaux volent dans l’air. Ils arrivent et repartent aussitôt. Ils ont le corps blanc et les ailes noires, planent, battent des ailes, volent en zigzag. Peut-être que ce sont des hirondelles. Mais ce n’est pas sûr. On entend un bruissement permanent venant de la montagne. Ce doit être le vent qui se faufile entre les arbres. Deux chevaux au ventre tendu et à la crinière jaune passent le sol au crible. Quand ils soulèvent la tête et avancent de quelques pas cela a l’air élégant. Une suite de mouvements harmonieux et fluides. Des gouttes de pluie tombent. Deux ânes, figés comme des pétrifications, fixent le sol. La pluie dessine de fins traits blancs devant la montagne. Un bus passe. Tout est silencieux. Le vide me menace. Je nage dans un monde que je ne connais plus.
Irène prépare les truites. Je reste dehors, assis dans mon fauteuil sur la véranda et je contemple le paysage panoramique comme un vieux débile me semble-t-il. Il n’y a pas de poêle. Irène s’en va en chercher une chez la locataire. Elle revient avec une poêle, un bouquet de fleurs, un sac de pommes de terre.
« Ils sont vraiment gentils les montagnards, dit-elle. Pas comme les citadins qui sont toujours stressés et malpolis. Regarde les fleurs ! Elle les a cueillies dans le jardin. Les pommes de terre aussi. Elle les a cultivées elle-même, dans le jardin. Quelle odeur elles ont ! Regarde, sens leur odeur. On pourrait en faire des frites. Des vraies frites maison, mmh … »
J’ai fait « oui » de la tête et j’ai de nouveau dirigé mon regard vers le grand panorama. Peut-être, me suis-je dit, qu’Irène parle comme ça parce que nous n’avons pas d’enfant. C’est certainement ainsi. Car l’enfant que nous n’avons pas nous manque. J’aimerais avoir un enfant. Et lui donner une patrie. Pas une patrie géographique. Une patrie intérieure. Une patrie de valeurs. Des belles choses. La politesse. Le respect de l’autre. L’amour. La poésie. Tout ça. Me ferait plaisir. Peut-être que c’est à cause de moi. A cause de ma dégénérescence. Parce que ma virilité est sans doute aussi dégénérée que moi, être désarticulé qui n’arrive plus à reconnaître dans cet espace qui se déploie devant lui un lien avec lui-même, pour qui les outils techniques qui conditionnent sa vie sont devenus plus normaux, plus familiers qu’une montagne, un champ, un animal, un arbre.
Les chevaux ont fini leur repas. Ils courent l’un à côté de l’autre. Ils se mordent mutuellement la nuque, élancent leurs pattes-avant en l’air. Leurs coups de sabot résonnent dans l’air. Tout cela – les chevaux, leur jeu, la terre qui les porte, l’air qu’ils respirent forme un tout, une unité, à l’exception de moi qui reste dehors, qui regarde de loin un spectacle touchant et admirable dans un panorama lointain qui se déploie dans le vide, dans ce vide qui me fout la trouille, dans lequel je vole sans direction et sans repères.
La pluie, la pluie. Sur les sommets des montagnes sans doute de la neige. Les ânes en ont assez de la pluie. Ils trottent sous un arbre. Le paysage dans le lointain s’éteint derrière un voile blanc, une gigantesque cataracte.
Il y a un problème avec les truites. Elles sont dans la poêle depuis dix minutes mais elles restent crues. La chair est toujours grise, gélatineuse. La peau et les yeux restent collés dans le fond de la poêle quand on les retourne. Le tout est dégoûtant. Irène met un couvercle. Dix minutes plus tard les truites sont trop cuites. La chair est devenue sèche et fibreuse
« Mange ! », dit Irène, installée en face de moi devant sa truite.
« Pas envie. »
« Pourquoi ? »

Elle mange avec des gestes linéaires, sans passion.
« Max Frisch m’énerve », je dis alors et Irène, après avoir extrait de sa bouche quelques arrêtes et une nageoire cramée, pose ses coudes sur la table et me regarde avec politesse. Puis, après qu’elle ait fait un geste à peine perceptible qui signifie « je t’écoute », je dis : « Pace qu’il m’énerve. Tous ces hasards invraisemblables, cet enchaînement d’événements irréalistes, cette construction laborieuse. Cette volonté de bien tourner l’intrigue, ce ridicule inceste à la grecque antique … de toute façon, cette littérature qui veut dire quelque chose, qui veut expliquer le monde me pose problème ».
Irène a encore sorti de sa bouche une arrête et un bout de peau cramée, ensuite elle veut dire quelque chose mais je l’ai interrompue.
« Non, sérieux. Max Frisch c’est du bon. Je n’ai rien dit. Je l’ai juste cité parce que nous sommes en train de le lire et parce que je n’ai rien d’autre dans la tête. »
« Tu ne veux pas manger ta truite ? »
« Absolument pas. »
« Elle n’est pas si mal que ça … »
« Ça se voit. »
« Vraiment. Elle est tout à fait mangeable. »
« Possible. Mais je n’ai pas envie de manger cette truite. Je n’ai pas envie de toujours faire ce qu’on attend de moi que je fasse devant un objet donné. Pourquoi dois-je à chaque fois que je suis installé devant une truite manger une truite ? On vit dans un monde qui ordonne, dans un monde déclencheur de réactions, de réflexes. Input, output. Signal, réaction au signal, basta. Dictature du comportement ordonné, de la pensée adaptée, politiquement correcte. Pourquoi ne regarderais-je pas cette truite pour une fois à la place de la manger ? Pourquoi ne donnerait-elle pas pour une fois lieu à penser, à rêver, à rien du tout ?

Une petite pause. Puis Irène :
« Parfois, quand tu regardes comme ça, on a l’impression que tu es à dix milliards de kilomètres éloigné de moi et que tu ressens un dégoût total à l’égard de l’homme. »
« Je t’aime »
« Tu dis ça comme ça. Mais si tu savais comment tu regardes. Ce rejet, ce mépris … »
« Je ressens beaucoup d’amour. Je pense juste que la plupart du temps nous sommes dans un rapport pervers à l’égard des choses. »
« Quelles choses ? »
« Toutes les choses. Un animal, un arbre, un placard, ce que tu veux. L’autre – la personne qui se trouve en face de nous. Nous sommes toujours agressifs. Nous sommes toujours en train de manipuler, de calculer, de ranger, nous croyons toujours tout savoir avant même de rencontrer une chose. Nous sommes brutaux, violents. Nous ne laissons jamais les choses être ce qu’elles sont par elles-mêmes. Ce qu’elles sont toutes seules, sans nous, en toute souveraineté, en toute liberté. Nous n’admettons jamais qu’elles puissent avoir quelque chose à nous dire. Qu’elles pourraient porter en elles des énigmes qu’elles peuvent dévoiler pour nous. Nous pensons qu’il faut tout leur arracher. Nous ne pouvons pas attendre. Attendre jusqu’à ce que les choses nous communiquent quelque chose d’elles-mêmes. Sans nous. Sans notre analyse. Sans nos instruments d’extraction, d’éventration. Nous avons toujours déjà tout dit avant que les choses puissent dire le moindre … je ne dis pas mot. Les choses ne parlent pas. Les choses sont juste là. Pas plus et pas moins.
« C’est un peu bizarre ce que tu dis. Je n’ai jamais entendu quelqu’un parler comme ça. »
« Et alors. J’ai l’habitude. J’ai toujours pensé tout seul ce que je pense. J’ai toujours été seul. Depuis mon enfance. Depuis que j’ai trois ou quatre ans j’ai toujours été seul. Mais c’est certainement pas parce qu’ils sont en surnombre que les autres ont raison et que moi j’ai automatiquement tort. Je peux avoir raison. »
« Qu’est ce que tu veux dire alors ? »
« Je veux dire que : Je ne crois pas en la science. En la science exacte. En tout cas s’il s’agit d’apprendre quelque chose d’ordre essentiel sur les choses. Je pense que si on veut apprendre quelque chose d’essentiel sur les choses, il faut les approcher avec douceur et avec prudence et il ne faut rien vouloir, rien attendre, mais être auprès d’elles en silence et avec patience et attendre jusqu’à ce que quelque chose s’installe, vienne tout seul sans être sollicité. »
« Tu veux dire prendre ses distances par rapport au monde matériel pour que l’inconscient puisse se manifester ? »
« Non, non. Je ne parle pas de l’extinction du monde extérieur pour que celui-ci ne puisse plus troubler le monde intérieur. Je ne parle pas de méditation. Je m’intéresse justement au monde. Au monde extérieur si tu veux. Mais je remets en cause la manière avec laquelle nous nous positionnons par rapport à ce monde. Il me semble qu’il y a quelque chose d’indécent, un manque de pudeur, de respect qui s’est installé dans notre esprit – dans l’esprit du temps, dans l’esprit de notre époque. Nous sommes comme des sangsues. Nous violons les objets, le monde. Nous voulons toujours extraire quelque chose, avoir, comprendre, réduire, déformer le monde en morceaux selon nos modes de compréhension préfabriqués, pour que nous puissions les ranger dans ce parking gigantesque qu’est notre cerveau, qui ne possède que des emplacements prédéfinis, et qui ne peut que recevoir des morceaux de compréhension compatibles avec cette structure de parking. Et voilà je conteste cela et je pense que si l’on veut comprendre quelque chose d’essentiel sur les choses il faut alors les laisser tranquilles, arrêter de leur demander d’être comme ci et comme ça, de leur demander de correspondre à tel ou tel à-priori, qu’il faut se contenter d’être auprès d’elles avec beaucoup de temps et de confiance et alors on comprendra les choses les plus précieuses, les plus essentielles tout seuls. C’est par intuition, je crois. »

Irène a terminé son repas puis elle a dit : « Si tu t’étais vraiment intéressé au roman de Max Frisch tu aurais compris que c’est l’histoire d’un homme qui pense pouvoir tout expliquer avec les moyens de la science, qui se croit au dessus de toute destinée mais qui est en même temps incapable de faire le calcul X+20 pour trouver la date de naissance de son enfant car il vit dans un refoulement total des vérités de son existence. »

J’ai pris une grande gorgée de whisky. J’ai pris Irène dans mes bras. J’allais mieux.

mercredi 8 octobre 2008



La Vie pétrifiée
Nils Trede


http://www.quidamediteur.com/



Ce livre ci aurait pu s’appeler Une trop bruyante solitude mais le titre était déjà entré dans le cercle
fermé des chefs-d’oeuvres littéraires du 20 ème siècle. La vie pétrifiée s’est installée délicatement sur
la couverture de ce premier roman absolument sublime et incontournable. Il faut imaginer un homme
solitaire du nom de Xavier. Il vit entre deux îles. Chaque jour il traverse un pont pour exercer d’un
côté son métier de restaurateur et de l’autre son métier de mèdecin. Sa vie est réglée comme un
métronome, elle est pétrifiée mais de manière voulue, pas de plainte récurrente, pas de dépression,
ni de défaitisme, de la mélancolie, c’est sûr. Puis un jour, l’arrivée d’un jeune couple perturbe la petite
musique quotidienne. Le goût de la vie devient plus amer mais le livre très envoûtant. Un premier
texte parfait tant par son style que par l’originalité de son thème. L.B

“J’ai traversé la plaine blanche. Je suis passé devant
quelques personnes qui avaient percé des trous dans la
glace pour pêcher. Ils en sortaient des sandres et des
perches. En arrivant sur le grand boulevard, j’ai vu un
vieillard au bord de la route, un être maigre et courbé,
qui essayait à plusieurs reprises d’entamer la traversée,
mais qui reculait, soit en raison des voitures qu’il devinait
dans le lointain, soit parce qu’il sentait ses pas
instables sur la glace. Je me suis approché de lui et je lui
ai proposé mon aide. J’ai posé une main sous son bras
et on a traversé la rue ensemble”. Extait p. 77.
Librairie Le Square, Grenoble