dimanche 15 mars 2009

Le chapitre perdu (deuxième partie, 1er chapitre bis)


Pendant que je m’endormais, l’infirmière est restée assise au bord de mon lit et elle a relâché petit à petit mes poignets à mesure que mes tremblements s’atténuaient. Je me souviens de ses cuisses fortes et fermes et il me semble qu’elle a régulièrement répété les mots « calmez-vous, calmez-vous » alors que je me sentais petit à petit envahi d’une chaleur lourde et molle qui se prolongeait jusque dans mes yeux. Ils se sont alourdis pour reposer comme de grandes boules pulsatives dans mes orbites, tandis que l’infirmière ajustait les couvertures avec des gestes tendres et habiles. Puis elle est sortie. Mes pensées se fluidifiaient, m’échappaient, entraînées par un sommeil profond et agité. La chaleur lourde et molle a fait place à une suite d’images magnifiques, le rêve le plus beau et le plus triste que je n’avais encore jamais fait.


L’ambiance est solennelle. Le ciel d’un bleu pur, très clair. Le stade des sports nautique se trouve au centre du monde. Son toit scintille de loin, sous le soleil du midi. Des avions déploient une banderole olympique dans le ciel. Elle porte une inscription en lettres géantes:

Jeux de paix. Jeux de liberté. Pour un monde meilleur.

L’œil du monde actionne son téléobjectif. Le stade des sports nautiques se rapproche. Le monde se rétrécit. Il se condense en une masse ovale à l’intérieur du stade. Les athlètes se dressent devant le bassin principal.

Ils ont des corps parfaits - denses, élancés, larges au niveau des épaules. Que des muscles. J’occupe la place centrale. Mes principaux rivaux occupent les places à ma droite et à ma gauche. Je fais déplacer le poids de mon corps tantôt sur l’une tantôt sur l’autre jambe, je secoue la jambe libre pour décontracter mes muscles en affichant un air d’assurance absolue. Mes principaux rivaux essayent d’imiter mon exemple. Je m’aperçois de leur malaise, de l’importance de leur intimidation. Le bassin du stade des sports nautiques se déploie devant nous. L’eau est calme, immobile. Elle attend la course olympique.

Les rangs des spectateurs se dressent autour du bassin jusqu’au toit. Le stade est sous haute tension ; il ronronne d’excitation. Je fais un geste approbateur dans la direction du public que j’entends frénétiquement scander mon nom. Mon geste se solde par un cri aigu et confus, qui interrompt pendant quelques secondes le refrain « Xa-vier, Xa-vier » que scandent mes supporters. L’arbitre s’adresse aux spectateurs. Il réclame le silence adapté à l’événement, afin de permettre aux athlètes de se préparer à la course. Les spectateurs s’efforcent de répondre aux exigences de l’arbitre. Le stade se remet à ronronner. La tension augmente. La course approche. Le refrain de mes supporters reprend.


Un ange apparaît. Il se tient dans le lointain, à l’autre bout du bassin. Il me regarde. Il me regarde avec insistance. Je le reconnais. C’est elle. Sans jamais détourner le regard elle me dévisage, elle s’approche en nageant lentement. Elle sort du bassin, pose ses mains dans les miennes. Elle sourit. Dans le fond de ses yeux je perçois une grande tristesse.

« C’est moi », dit-elle
« Tu ne m’as pas oublié? »
« Comment aurais-je pu t’oublier? »

L’arbitre nous interrompt. Il fait signe aux athlètes. Le début de la course est imminent. Elle tient ses bras autour de moi, elle pose ses mains sur mes pectoraux. Elle souffle des mots de complicité à mes oreilles:

« Tu es le meilleur du monde. Tu y arriveras. Pour moi. Pour moi seule. »

L’arbitre fait signe pour la deuxième fois. Elle pose une joue contre mon cou et dit:

« Tu es splendide. Tu es le plus beau, le plus fort. Tu es le meilleur du monde. Tu vas gagner. »

L’arbitre fait signe pour la dernière fois. L’ange prend congé. Les torses géants des athlètes s’abaissent dans un mouvement synchronisé et majestueux. Le bout de nos doigts touchent le sol sacré du stade des sports nautiques. Le silence est absolu. Les spectateurs retiennent leur souffle. Le monde arrête de tourner. La sirène retentit. Nous nous élançons dans l’eau. Notre bond est puissant et ample. Nous nous dirigeons énergiquement vers notre but. Les cris du public nous poussent. Et mon ange me guide, mon ange m’emporte. Je suis le plus fort, le plus rapide. Je suis le meilleur. J’échappe à mes rivaux. Je les humilie. Je termine la course avec une longueur d’homme d’avance. L’œil du monde actionne son téléobjectif le plus puissant. Il se focalise sur moi seul. Je suis heureux. Je jubile. J’éclate de joie. Je me laisse aller, je me fais retomber dans l’eau. Je suis bien, je suis le meilleur du monde. Mes principaux rivaux sont hors d’eux, de rage et de jalousie. Ils arrachent leurs lunettes de natation, ils les jettent avec colère. Ils frappent l’eau de leur poing. C’est alors que la dimension historique de mon exploit devient évidente:

« Record mondial! Record mondial! »

s’écrie la voix des haut-parleurs, et des tableaux lumineux se mettent à clignoter. Ils affichent le temps record de ma course en d’immenses chiffres rouges. Je sors du bassin, je me dirige en direction du public que j’entends frénétiquement scander mon nom et je succombe à un déluge de drapeaux, de fleurs, de cadeaux. Je suis le meilleur, le plus important, le plus rapide du monde.

La remise de la médaille est le moment le plus beau de ma vie. Le président du comité de natation s’approche de moi après avoir remis la médaille d’argent et la médaille de bronze à mes principaux rivaux. C’est un homme aux rides profondes, au visage cordial et sain, vêtu d’un costume de soie blanche, aux beaux plis, qui lui va bien. Il me serre la main et dit avec admiration:

« Vous l’avez bien mérité. Vous êtes le meilleur du monde. Bonne chance à vous! »

Il me décore de la médaille d’or. Je suis très ému. Je sens des larmes me monter aux yeux. Je tiens la médaille dans mes mains. Je pense très fort à mon ange pendant que l’hymne national retentit dans le stade des sports nautiques. La médaille est lourde, d’or pur. Je lis son inscription.

Champion olympique, brasse, 100 mètres. Record mondial. Record olympique.

Je me précipite hors du stade. Je veux retrouver mon ange. Du cent-cinquantième étage de la tour olympique je regarde le monde au loin. Les passants et les véhicules qui grouillent sur le sol ressemblent à des larves, des grains de poussière qui se déplacent sans ordre, sans volonté, de manière strictement inutile. Seuls les bâtiments olympiques, leur architecture élégante et solide, arrivent à me faire éprouver un certain respect. Je lève le regard : les avions qui déploient la banderole olympique passent à toute proximité. Je fais signe aux pilotes. Ils me reconnaissent. Ils me saluent et me font des signes de victoire. Je relis l’inscription de la banderole qui avance lentement dans le ciel:

Jeux de paix. Jeux de liberté. Pour un monde meilleur.

Je sors la médaille de mon sac. Je la pose sur une table. Je l’emballe dans du beau papier-cadeau. Je prends un stylo et j’écris sur le paquet: « Pour toi. En signe d’amour. » Je fais venir le coursier. Il arrive instantanément. Il fait une révérence, il a une petite moustache et des bottes qui lui arrivent aux genoux. Il tient un plateau d’argent entre les mains. Je pose le paquet dessus. Puis je lui donne un ordre. Il fait une deuxième révérence, il part, puis il revient aussitôt. L’ordre a été exécuté. Sur le plateau en argent se trouve une lettre. Je la prends. Je l’ouvre. Je lis: « Je voudrais partir avec toi. Tu m’emmèneras. Je t’attends près du champs de roses. »

Les roses embaument des parfums qui enivrent. Elle m’attend. Ses cheveux ondulent dans le vent. Elle sourit d’un air tendre et triste. Elle pose ses mains dans les miennes, ses ongles sont couverts d’un vernis blanc qui dessine des ovales comme de la porcelaine aux bouts de ses doigts.

« Je suis fière de toi », dit-elle.
« Je n’ai gagné que pour toi. Pour toi seule. »
« Je suis malheureuse. Je dois m’en aller. Tu m’accompagnes? »

Je l’accompagne. Nous nous approchons du pont qui relie notre rive à l’autre rive. Elle s’élance sur la rambarde. Je tiens sa main. Le tissu doux de ses habits frôle ma peau. Je suis heureux. Je suis tout proche d’elle. Elle pose doucement un pied devant l’autre. Nous nous approchons de l’autre rive. Le grand bateau surgit dans le lointain. Il est chargé d’avions fracassés et de vieilles banderoles olympiques.

« Regarde! S’exclame-t-elle, regarde! »

Je me retourne brusquement. Elle tombe. Je la pousse avec mon épaule en me retournant. Sa tête éclate contre la proue du grand bateau. Les banderoles olympiques et le fleuve rougissent de son sang.