vendredi 12 décembre 2008

Le sculpteur d'ivoire (extrait d'un manuscrit virtuel II)

Il faisait gris et froid. Une pluie méchante nous a accueillis dès que nous avons quitté la maison. Il a fallu prendre le parapluie et se diriger d’un pas hâtif vers la station de métro. Pourtant le week-end précédent était inondé de soleil, les premières feuilles des arbres scintillaient dans l’air chaud et Irène avait mis pour la première fois cette année quelques-uns de ses vêtements très légers qu’elle aime tant porter l’été.
« Avril, ne te découvre pas d’un fil » a-t-elle dit avec bonne humeur, tout en resserrant son écharpe et en fermant les boutons de son manteau.
A la gare nous avons acheté nos billets, puis nous avons pris un deuxième petit-déjeuner dans la Salle des pas perdus.
« Pourquoi nous allons à Dieppe, au juste? » ai-je dit. « Paraît qu’elle est très moche cette ville. »
« C’est toi qui en parle depuis plus d’un an. Un week-end à Dieppe, j’aimerais bien faire ça une fois … »
« Parce que c’est le terminus de ce petit train bleu que j’ai pris tant de fois pour aller à Buchy faire mes remplacements. Je suis toujours descendu de ce train en plein milieu de la campagne, mais je savais qu’il continuait jusqu’à la mer. Au fil des années j’ai ressenti une envie de plus en plus croissante de manquer mon arrêt et de continuer. Je n’étais pas satisfait de m’arrêter à mi-chemin, comme s’il y avait quelque chose d’inaccompli, un bout qui manque... »
« Nous savons donc parfaitement pourquoi nous allons à Dieppe ... »
« Mais si la ville est vraiment moche ... Peut-être qu’il faudrait mieux aller à Deauville ou à Honfleur. A Fécamp ... »
« Non. Laisse-nous aller à Dieppe. C’est insatisfaisant de ne pas faire ce qu’on a décidé. De toute façon nous n’avons pas besoin d’une ville spectaculaire pour vivre un bon moment ensemble. Nous trouvons toujours quelque chose d’intéressant partout où nous allons. Toi en particulier, tu es tellement attentif, tu a une telle habileté pour trouver les choses enrichissantes, curieuses, c’est très exceptionnel chez toi. »
« Tu veux me remonter le moral, c’est sympa. »
« Je pense ce que je dis. Tu es incroyablement observateur et tu as une immense intelligence du cœur. Rien ne t’échappe. »
« Arrête. Tu m’idéalises, c’est invraisemblable. »
« Je ne trouve pas. C’est ce que je pense. On peut prendre cent fois le même chemin avec toi et à chaque fois on découvre quelque chose de nouveau. Avec toi les choses ne s’abîment pas avec le temps mais elles s’enrichissent. Elles évoluent. Là on va pour la première fois à Dieppe. Que cette ville soit moche ou non, on va l’explorer, la découvrir et on va trouver plein de choses. Tu as ce don de savoir précisément où il faut aller, juste en regardant le plan de la ville. »
« C’est simple. Il y a des critères ... »
« Moi je ne les connais pas. Je n’ai jamais compris comment tu fais. En plus je veux prendre ce train dont tu as parlé. Je voudrais voir la campagne où tu as fait tes remplacements. »
« C’était très dur. Tout seul en plein milieu de la Normandie, des week-ends entiers, gérer les conséquences alimentaires des vaches et des pommes ... »
« Qu’est-ce que tu racontes? »
« Le beurre, la crème fraîche, l’alcool, la solitude aussi dans cette Normandie, ça donne des infarctus, des delirium tremens, des gens pendus dans des granges ... »
« Tu as vu tout ça? Des gens pendus dans des granges aussi? »
« Bien-sûr. Des gens pendus dans des granges. Plus d’une fois. Les chiffres sont en permanente augmentation. Regarde! Tu vois ce train-là, qui part? Lui aussi je l’ai pris plein de fois. C’est un hasard, mais la Gare Saint-Lazare était presque toujours le point de départ de mes déplacements professionnels. Sauf quand j’ai remplacé en Dordogne. Là, c’était la Gare d’Austerlitz. Mais ce train-là qui part à l’instant, je l’ai pris tous les jours pour faire mes stages, d’abord à l’Hôpital Foch, puis à l’Hôpital Raymond-Poincaré à Garches. J’ai tous les jours traversé la ville entière pour prendre ce train, et le soir l’inverse. J’avais trop d’heures de transport, mais je me suis attaché à cette gare. Je la trouve très belle. Ces immenses toits vitrés suspendus au-dessus des quais, ces entrelacs métalliques dans lesquels les vitres se déploient comme la peau entre les arcs osseux dans l’aile d’une chauve-souris, la lumière qui les pénètre, c’est magnifique. Et la vue sur ces halls de gare à partir du Pont de l’Europe, sur cette rangée de triangles sombres qui aspirent et exhalent l’air, la ville, les trains, ça me fait ressentir de la nostalgie. Après toutes ces années, je me sens tout de même dans une certaine mesure chez moi dans cette ville et dans ce pays. Dire de partir est une chose. Le faire n’est pas pareil. Ce sera très dur aussi. »

Il y a un gigantesque trou en plein milieu de la ville. C’est le bassin du port. Un précipice béant aux murailles rectangulaires recouvertes d’algues, rempli d’une eau sombre, glacée, à la couleur imprécise, et qui héberge des bateaux qui se frottent l’un contre l’autre et hurlent comme des chats en rut. On peut longer ce trou béant, passer devant des pêcheurs à la figure mal rasée et rouge, monter sur la falaise de l’ancien quartier des pêcheurs. Falaise instable. Danger de mort. Interdiction d’approcher, indiquent les panneaux d’avertissement. Là-haut il y a la chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours, un édifice austère et solitaire situé à l’extrémité de la falaise. A l’intérieur alternent des statues de Saints et des reproductions de navires. Sur les murs sont vissés des plaques à la mémoire de marins disparus en mer. Il y a un pont d’acier monumental qui se soulève de temps à autre, ouvrant le passage aux bateaux qui se perdent dans le lointain, dans la brume, dans une plaine vague et blanche.
« Et ? Tu la trouves moche? », ai-je demandé à Irène.
« Pas vraiment moche. Plutôt un peu délabrée, délaissée. Mais dans le fond la substance est bonne. Il y a même un peu d’Art Nouveau parmi les bâtiments. Mais tout est gris, les façades se décomposent. On se dirait presque en Pologne »
« Oui, tout a l’air comment dire - poreux, la substance des édifices est fatiguée, meurtrie par le froid et l’âge. Un peu comme l’ostéoporose. Comme s’il manquait des minéraux, des vitamines. La Cathédrale aussi. On ose à peine l’approcher, de peur de recevoir un bout de gargouille sur la tête. »
« Mon pauvre. Tu as peur de recevoir un bout de gargouille sur la tête? »
« Absolument. J’aimerais avoir un casque. »
« Mais non. Tu n’auras pas de bout de gargouille sur la tête. Qu’est-ce qu’on fait? On a mérité une pause après les falaises, tu ne trouves pas? »
« Tout ça, la mer, les falaises, ce n’est pas vraiment mon univers. J’ai l’impression de ne pas avoir de sol stable sous les pieds, comme si on pouvait tomber, glisser à chaque instant. Autour de ce trou-là, il n’y a même pas de rambarde. »
« Voilà ce que je te propose: nous avons encore environ deux heures avant le dîner. J’ai appris dans notre guide qu’à Dieppe il y a une longue tradition de sculpture sur ivoire ... »
« Dis donc ... »
« C’est en rapport avec les grands départs en Afrique à partir de Dieppe dans le passé. Ils ramenaient des tonnes d’ivoire et se sont mis à la sculpter. Aujourd’hui cet art n’existe pratiquement plus. Mais il reste un tout dernier ivoirier, quelque-part dans la ville. On pourrait prendre une boisson chaude et ensuite le chercher. Tu n’as pas envie de faire ça? »
« Beaucoup. Un sculpteur d’ivoire à Dieppe, on ne s’y attend pas. »

Il était à toute proximité, juste deux rues plus loin. Quand nous avons sonné à sa porte nous avons vu, à travers des vitres laiteuses, quelqu’un descendre lentement des escaliers. C’était un vieil homme aux mains blanches et fines, aux yeux doux et vitreux. Il nous a invités à entrer. En arrivant chez lui on avait l’impression de quitter le réel pour se rendre dans les coulisses d’un théâtre, dans la cuisine d’un alchimiste. Il y avait des crânes, des masques, des bouts de défense. Des outils et des photos. Des marionnettes. Sur tous les objets s’était précipitée, comme une sorte de fragile matérialisation d’un temps révolu, une fine couche d’ivoire pulvérisée. Il nous a priés de nous asseoir à son bureau, puis a amené quelques-uns de ses objets sculptés.
« On fait ça depuis cinq générations, et on n’a jamais changé d’endroit. Les masques là, c’est mon arrière grand-père qui les a ramenés d’un voyage en Guinée. Tenez, ce sont des Pollets », a-t-il dit en nous donnant à chacun une petite figurine dans la main. « Des habitants du quartier du Pollet qui étaient jadis tous des pêcheurs. C’est le musée de la ville qui m’a demandé d’en faire. Vous voyez la barbe et la pipe du Monsieur? Les plis dans la robe de la femme ? Les harengs qu’elle tient à la main? Ce n’est qu’avec l’ivoire qu’on peut faire de telles choses, fines comme un fil, sans que ça casse. »
« Je pensais que la traite de l’ivoire était interdite ... »
« On se sert des réserves de l’Etat. Finalement on a besoin de très peu. Même pas une défense par an. »
« Je peux en prendre une dans la main? »
« Allez-y, je vous en prie. »
« Ouf, c’est très lourd. »
« Justement. C’est une matière très noble, à la fois dure et onctueuse, grasse et dense. Elle ne vous résiste pas mais elle cède à votre volonté. Elle stimule l’imaginaire. C’est pour ça qu’on arrive à faire toutes ces choses avec. »
« Et ce joli visage là ... » a dit Irène
« Ça, devinez. Tenez, je vous montre une photographie de l’original. »
« C’est la Piéta de Michel-Ange », ai-je dit.
« Exactement. Finalement de tels motifs vont mieux avec l’ivoire que les pipes et les harengs. C’est dans la nature du matériau, il exige des motifs à sa hauteur. »
« C’est intéressant ce que vous dites... »
« Oh, c’est Michel-Ange lui-même qui a dit cela à peu près. »
« Pourtant ces petits Pollets me plaisent beaucoup. Je veux bien en acheter un », a dit Irène.
« Ce n’est pas donné, je dois vous avertir. »
« J’en prends un quand-même. Ils sont trop jolis. »

Je lui ai demandé s’il était déjà allé en Afrique. Il a répondu que non et qu’il n’aurait jamais chassé un éléphant. Il nous a appris que les nouveau-nés des éléphants pèsent cent kilos, qu’ils se nourrissent uniquement de lait maternel et que pendant leurs premiers mois, leur trompe ne leur sert à rien, et qu’au contraire, elle les fait trébucher quand ils marchent.