mardi 14 juillet 2009

Extraits La Vie pétrifiée



Premier extrait:


Le lendemain, j’ai nagé dans une piscine pas loin de l’île. J’ai payé l’entrée, je me suis déshabillé, j’ai pris une douche. Puis j’ai nagé. Le bassin était très grand et il était divisé en deux : une moitié servait à se détendre un peu en nageant, l’autre était réservée aux associations de natation et aux professionnels. Les professionnels nageaient incroyablement vite et ils avaient des corps parfaits : denses, élancés, larges au niveau des épaules. Que des muscles. Ils plongeaient dans l’eau en la transperçant comme des dauphins. Pendant un moment j’ai essayé de nager aussi vite qu’eux mais je n’y suis pas arrivé. J’ai abandonné. J’ai alors découvert les grandes vitres de la piscine et les palmiers et autres plantes tropicales aux dimensions gigantesques derrière ces vitres. Je me suis d’abord demandé si c’étaient de vraies plantes, mais leurs feuilles étaient en partie fanées et d’autres étaient d’une telle vitalité que je n’avais plus de doute. C’étaient de vrais palmiers. Je nageais lentement maintenant, en me détendant et en contemplant les palmiers, en faisant une longueur après l’autre, comme il était prévu dans cette partie de la piscine. Mais après peu de temps, le souvenir de la soirée de la veille m’a rattrapé et j’ai ressenti une grande, une très grande tristesse. Je me sentais seul. J’ai senti des larmes couler de mes yeux. J’ai aussitôt essayé de les supprimer parce qu’une piscine est un endroit public et parce que je suis un homme. Mais mon raisonnement n’était pas logique. Je me suis dit : personne ne peut voir que tu pleures. Il n’y a que de l’eau ici. Tout le monde est mouillé par l’eau et il est donc impossible de distinguer quelques larmes sur un visage au milieu des masses d’eau de la piscine. J’ai alors nagé en pleurant et personne n'a pu s'en douter. Mais ma vision est néanmoins devenue floue à cause des larmes. Je ne pouvais plus distinguer les palmiers des autres plantes. Les vitres sont devenues une grande surface de structures imprécises, vert laiteux. Je me suis demandé si on pouvait voir ça. Si on pouvait reconnaître que je voyais flou. Un instant plus tard, je suis parvenu à préciser ce que je me demandais réellement : mes yeux étaient peut-être devenus rouges ? Et les autres pouvaient s'en rendre compte ? Mais en cela aussi il n’y avait aucune logique. Tout le monde a les yeux rouges à la piscine. Tout le monde pleure dans la piscine en un certain sens.

J’ai pleuré longtemps. J’ai oublié le temps. Je me suis retrouvé petit à petit dans un état de transe. Comme dopé. J’avais l’impression de ne plus avoir de poids, d’être léger comme une bulle d’air qui monte du fond de l’eau. J’ai oublié le temps. J’ai nagé sans m’en apercevoir. Je me suis presque endormi en nageant. Quand je me suis réveillé, j’étais comme métamorphosé. Je me sentais très fort, c’est pourquoi j’ai essayé encore une fois de nager avec les professionnels. J’ai tout donné. Je me suis élancé dans l’eau, et sur deux ou trois longueurs j’avais effectivement l’impression d’être aussi rapide qu’eux. Oui, c’était même vrai. J’étais aussi rapide que les professionnels. Ils nageaient à côté de moi, mais ils ne m’ont pas doublé. Je m’en suis assuré à plusieurs reprises : j’ai aperçu leur poitrine qui sortait et replongeait sous l’eau juste à côté de la mienne, mais ils ne m’ont pas doublé. Je n’ai pu maintenir cette vitesse que pendant très peu de temps. Ensuite, j’ai été tout à fait épuisé. J’ai arrêté de bouger. J’avais les bras et les jambes écartés, la figure dirigée vers le fond du bassin, sous l’eau. J’ai attendu. C’était très agréable. Soudain quelqu’un est arrivé. Il m’a pris par le bras et m’a secoué. Comme je ne réagissais pas il m’a saisi pour me tourner dans le bon sens. Je respirais calmement. Je n’avais pas besoin de beaucoup d’air. D’une certaine manière, grâce à mon exercice et du fait de mes pleurs, je m’étais adapté à un état où l’on n’a pas besoin de beaucoup d’air.




Deuxième extrait:



Je suis rentré à pied. J’ai choisi le chemin le long du canal. Son eau était toujours gelée. Dans la ville régnait un silence presque absolu. Le ciel était d’un blanc de craie, lointain et morne. Le temps de la glace battait son plein. Visiblement les gens avaient choisi de rester chez eux, d’attendre que ça passe. Les seuls bruits qu’on entendait étaient le ronronnement de quelques voitures qui passaient à de longs intervalles, les cris d’une nuée de mouettes qui tournoyait à haute altitude ou encore l’aboiement d’un chien qui longeait nerveusement le mur du canal, en expulsant de sa gueule de petits nuages d’haleine blanche. L’air était froid au point qu’il brûlait les yeux, les mains, les pieds, la trachée. J’ai été frappé d’une toux douloureuse et rauque après peu de temps dehors. Il y avait une sécheresse tangible dans cet air glacé qui menaçait de faire des ravages. Des ravages parmi les gens, les arbres, les animaux. Les immeubles le long du canal, qui semblaient l’autre jour, vus du bateau, défiler avec un mouvement fluide et gracieux, étaient désormais comme pétrifiés, des ruines poreuses percées d’orbites aveugles et vides. Les arbres leur ressemblaient. Ils avaient l’air desséchés, creux, comme habités d'une sorte de pâleur maladive qui les rongeait et consumait leur vie. Il fallait faire attention à ne pas glisser. Et à ne pas marcher en-dessous des arbres et des immeubles. Le long des rues, aux carrefours les plus fréquentés, les autorités avaient placé des affiches qui indiquaient les mesures de sécurité à prendre et qui faisaient appel à la solidarité générale. La principale mesure à respecter était de se garder à distance des bâtiments et des arbres à cause des chutes de branches et de cônes de glace. Malgré les éliminations quotidiennes, les chutes de glace avaient déjà fait une vingtaine de victimes. La population était invitée à économiser les carburants en raison des difficultés de ravitaillement. En poursuivant mon chemin, je suis passé devant un stand d’intervention mis en place par la mairie qui distribuait gratuitement du thé et du bouillon chaud ainsi que des gants, des écharpes, des protège-oreilles. J’ai pris une boisson et des gants. Il fallait boire vite ; après une cinquantaine de pas seulement, la boisson était froide et les premières miettes de glace surgissaient à sa surface.
Ce qui se passait dans la ville était inquiétant et triste. Mais en même temps il y régnait une ambiance de jamais vu, qui pouvait occuper l’esprit, piquer la curiosité et distraire.

En arrivant chez moi, j’ai mis les radiateurs en route et j’ai jeté quelques bûches de bois dans le four de la cuisine du restaurant. Je l’ai allumé et j’ai laissé la porte grande ouverte pour que la chaleur puisse pénétrer jusqu’à la salle du restaurant. Ensuite je suis monté à l’appartement. Je me suis arrêté devant la chambre de ma mère et j’ai frappé. Il n’y a pas eu de réponse. J’ai ouvert la porte et j’ai vu devant moi cette pièce vide, impitoyablement vide, inhabitée. Les murs enfermaient un lit solitaire dont la couette était à moitié repliée, comme si quelqu’un venait juste de se lever et allait bientôt revenir. Les fenêtres et les volets étaient clos. Il y a de la violence dans l’absence. Et des cris dans le silence. Une violence qu’on ne peut pas fuir et des cris qu’on ne peut pas comprendre. Je me suis approché du lit. J’ai saisi la couette et je l’ai étendue soigneusement. Quelle tristesse, quel découragement dans un geste fait pour la dernière fois. Depuis ce moment-là, je sais que la solitude, cette solitude qui s’est imposée, qui ne laisse aucune chance de lui échapper, est le pire des maux. Et pourtant, même si la solitude est définitive, on ne peut pas rester en place, on ne peut pas attendre, il faut bouger avant qu’elle ne nous tue. Elle fait naître une agitation immaîtrisable, un besoin impératif de fuir, de chercher un autre, un mot, un geste humain, aussi infime soit-il.

C’était elle que je cherchais. C’était vers elle que je me dirigeais. Le soir approchait. Les monuments de la ville formaient une silhouette silencieuse et grise. Mon esprit était envahi par des attentes et des émotions diffuses. En me dirigeant vers la pointe de l’île, je me suis aperçu que même le fleuve, l’immense fleuve, était gelé entièrement. Il formait une vaste plaine blanche que parcouraient quelques habitants de la ville. Cette plaine de glace devait être d’une épaisseur considérable, car elle résistait à des arbres majestueux qui s’étaient écroulés aux abords du fleuve et qu’on voyait étendus sur la glace. Dans ses fenêtres, il n’y avait pas de lumière. Je suis quand même monté chez elle. J’ai sonné à sa porte. Pendant le long moment où j’ai attendu en vain, j’ai compris que je n’avais rien à perdre et rien à craindre, sinon de partager le destin de ces arbres.

J’ai traversé la plaine blanche. Je suis passé devant quelques personnes qui avaient percé des trous dans la glace pour pêcher. Ils en sortaient des sandres et des perches. En arrivant sur le grand boulevard, j’ai vu un vieillard au bord de la route, un être maigre et courbé, qui essayait à plusieurs reprises d’entamer la traversée, mais qui reculait, soit en raison des voitures qu’il devinait dans le lointain, soit parce qu’il sentait ses pas instables sur la glace. Je me suis approché de lui et je lui ai proposé mon aide. J’ai posé une main sous son bras et on a traversé la rue ensemble.


"Merci pour votre aide. Que Dieu vous bénisse", a-t-il dit en reprenant seul la route. Il y avait quelque chose de rassurant, de protecteur dans ce petit moment passé ensemble – pour moi aussi, plus pour moi que pour lui. C’était un moment de proximité, de présence humaine dont j’avais besoin plus que de toute autre chose.

Je me suis approché de la cathédrale. Elle était transformée au point qu’on ne pouvait plus la reconnaître. D’innombrables cônes de glace géants pendaient comme des stalactites des arcs-boutants, du toit, et des moulures. La cathédrale était devenue un monstre, un mammouth s’extirpant d’un marécage. Des camions de pompiers étaient postés autour du bâtiment ; on en sortait des échelles mécaniques et des pompiers y montaient pour briser les cônes de glace à l’aide de tronçonneuses et de marteaux.


De la cuisine du restaurant parvenait une lueur sombre et rouge. Le feu du four s’était réduit en un fond de braises qui allaient s’éteindre dans peu de temps. J’ai repris quelques bûches et les ai jetées dans les braises. Le feu a repris aussitôt. J’ai ressenti une légère faim. J’ai cherché quelques pommes de terre, je les ai emballées dans du papier d’aluminium et les ai déposées dans les braises. Ensuite je suis retourné dans la salle du restaurant. J’ai allumé les lumières pour finalement les éteindre sur-le-champ. La lumière du feu me suffisait. Elle était belle et douce et elle rendait les murs du restaurant moins pesants, plus faciles à supporter. Je ressentais une légère fierté pour ce bel endroit. J’ai décidé de me reposer encore quelques jours. J’étais juste en train de chercher un pinceau et de la couleur afin de fabriquer une pancarte pour prévenir les clients, quand j’ai entendu quelqu’un actionner la poignée d’un geste vif, puis des pas bien audibles qui s’éloignaient rapidement. Je me suis précipité à la porte, l’ai ouverte et je suis sorti dans la rue.




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