dimanche 15 novembre 2009

Naples (Extrait d'un manuscrit virtuel V)









On se déplace en scooter quel que soit l’âge ou la classe sociale. C’est très bruyant. A l’approche des piétons et des carrefours on klaxonne, on freine à peine. Quand un taxi passe, il faut se coller contre le mur. La plupart des rues sont très étroites. Il y a beaucoup de linge et de fleurs devant les fenêtres. Les murs sont hauts, jaunes ou rouges, délavés. On aperçoit une étroite bande de ciel entre les façades. Les arcades de la via Tribunali hébergent des magasins. Les arcades sont noires, en pierre de taille. Leurs plafonds se décomposent. Il y a beaucoup de poulpes, de sardines, de crustacés dans les poissonneries. L’éclat clair et argenté des sardines est plaisant. Au coin d’une rue les gens vendent des crèches en écorce de chêne. Elles ressemblent à des cavernes, à des falaises au bord de la mer. Il y a des madones dans tous les magasins et beaucoup d’autels dans les rues. Aux côtés de la Vierge sont disposées des photographies des proches. Le propriétaire d’un magasin de fruits et légumes me montre ses photos de Maradona. C’est un homme maigre et pâle aux cheveux gris qui rebiquent ; il me fait entrer dans le magasin et détache soigneusement les photos l’une après l’autre des murs. Il me parle en Italien, je le comprends à peine. Il me dit probablement qu’il a pris les photos lui-même et qu’il est heureux de les avoir. Sa fille nous rejoint. Elle aussi me parle des photos, puis elle m’offre une pêche. Maradona est omniprésent dans la ville. A chaque coin de rue il y a son maillot aux couleurs du club, bleu clair et blanc, des photos, un DVD « Amado Maradona » dans chaque kiosque. La via Toledo étouffe littéralement sous les stands de drapeaux et de maillots du SSC Napoli.
Le Vésuve est une montagne solitaire à la tête plate et oblique. Elle s’élève au-dessus de la mer. Des avions survolent la ville. Leur bruit sombre et métallique n’est pas désagréable, plutôt rassurant. Sur une petite affiche collée au mur d’un magasin on peut lire que les arcades de la rue Tribunali sont très anciennes, qu’elles marquent un tournant de l’Histoire de l’architecture, l’ambition d’élaborer un style pur et dépouillé en référence à l’Antiquité.

Je n’ai aucune envie de visiter les églises, les monuments. J’aimerais retrouver la parole et le sourire. Je voudrais me débarrasser de cette logique d’échec, de ce sentiment d’être abonné à l’échec. Je ne veux pas finir par croire que l’échec est une fatalité. Je voudrais me libérer de ce sentiment que je recopie le destin de ma mère. L’idée d’être hanté, d’être cloué à un destin familial m’inquiète beaucoup.

J’ai acheté un morceau de Parmesan, des olives, des tranches de pain sec. Il n’y a pas de ces petits bonhommes verts et rouges aux carrefours. On se débrouille. On y va tout droit aux passages piétons et les voitures s’arrêtent avec une certaine fiabilité. Finalement c’est mieux comme ça. En France on traverse au feu vert et les voitures vous foncent dessus tout de même. C’est vexant.

Je me fais repérer en tant qu’étranger. Ils se disent probablement « c’est un Allemand riche ». Quand je commande une bière je me fais servir une cruche d’un demi-litre. Les autres, les italiens des tables autour, ont des demis ordinaires. Le billet de l’Alibus qui relie l’aéroport avec le centre coûte trois euros. Je paye avec un billet de dix euros. Le conducteur me redonne deux euros. Je dois lui demander les 5 euros qui manquent. Pourtant je fais ce que je peux pour ne pas me faire remarquer. J’ai laissé ma montre à la maison. Je viens d’en acheter une autre dans la rue pour cinq euros. Je la porte dans la poche de mon jean.

J’ai finalement visité le musée d’archéologie. Il faut bien s’occuper. Et dans le fond, je m’y intéresse. Du moins à la sculpture. La via Santa Maria di Constantinople est une rue agréable. Elle a de larges trottoirs, des orangers bordent la rue. On peut y flâner sans craindre un accident imminent. Dans la plupart des autres rues on marche soit au milieu de la route et on se prend une moto dans la figure ou bien collé contre les murs et alors on se prend un bout de balcon sur la tête. La Piazza Bellini est un lieu plaisant. Calme, spacieux, des cafés, et des palmiers, des Palazzi rouge foncés, très Renaissance et impressionnants. Des garçons jouent au foot. Le maillot de Milan est très en vogue. Ou alors le maillot bleu ciel de Napoli, le 10 du grand Diego. Ils ne sont pas tellement doués. Leur ballon en plastique atterrit régulièrement sur les tables des cafés. C’est accepté. Les clients enregistrent l’arrivée du ballon avec une nonchalance absolue. Des avions passent. Etrange, la lenteur d’un jumbo qui survole les toits. C’est beau aussi, un jumbo qui semble s’immobiliser au-dessus des toits. Je me rends compte que je choisis naturellement le français pour penser et pour écrire. Le vocabulaire est moins précis et je fais des fautes, mais c’est devenu plus fluide, plus spontané qu’en allemand. Je n’ai plus de nationalité, plus de patrie. Je cherche mon identité et je crains de la perdre. Je sens parfois des larmes me venir aux yeux. Je dois les réprimer. Ma mère et mon passé me hantent. Je regarde le monde comme des objets dans une vitrine. Il y a une séparation entre moi et le monde. Je voudrais la briser, lever le rideau. Le musée est un building colossal d’un rouge sang de bœuf, un Palazzo Renaissance bien entendu. Je me demande comment faire pour traverser la rue, il n’y a pas le moindre interstice entre les véhicules. Je me colle au pas d’un autochtone qui y va sans hésiter comme si on était sur une vaste plage déserte. Ça fonctionne sans problème. Dans le musée je passe devant la galerie des Césars et des citoyens nobles à toute allure. Je ne m’y intéresse pas. Ils sont morbides. Leurs visages ressemblent à des masques mortuaires. Le marbre est de mauvaise qualité, sec, poreux, j’ai des frissons dans le dos. Mais je m’arrête, interpellé par ce « Hercule au repos ». Je crois me souvenir que Michel Ange a beaucoup apprécié cette sculpture. Elle est touchante. Elle est humaine. Elle est sculptée dans le marbre le plus noble, aux surfaces lisses qui reflètent la lumière. C’est un colosse. Il ressemble à un taureau dépouillé de sa peau. Une montagne de muscles. Les bras sont larges comme les cuisses. Et pourtant il semble douter de lui-même. Le regard fixe le sol. Toute la silhouette est inclinée, semble tomber, se maintient debout de justesse en s’appuyant sur un tronc d’arbre. Ce n’est pas un héros. C’est un être humain aux attributs d’un héros mais qui les rejette en même temps, qui ne veut pas s’en servir. Une fenêtre donne sur le Vésuve. De son sommet plat et légèrement incliné les flancs descendent en lignes harmonieuses vers la ville et la mer. Un deuxième sommet d’aspect moins volcanique et qui est plus bas ne dégage pas cette harmonie fluide. Il est accidenté et rocheux.

Je suis devenu muet. C’est vrai que je n’ai rien à dire. Rien qui intéresserait les autres. C’est très douloureux. Je ne le savais pas, il m’a fallu de longues années pour le comprendre. Et il me faudra un temps inconnu encore pour l’accepter. Je me sens comme un Indien d’Amérique. Pas idiot dans le fond, mais incompris par l’autre. Si l’Indien dit que les arbres parlent et que le silence recèle la parole la plus vraie, l’homme blanc lui tire dessus et l’envoie à l’hôpital pour qu’il se fasse soigner. J’aimerais tellement retrouver la parole. Aux tables voisines ça parle. Ça rigole et ça parle. Il y a quelques années encore je faisais partie d’eux. Maintenant je les regarde de loin comme je regarde le monde entier de loin. Je me sens déstabilisé. Je suis devenu timide, farouche. C’est parce que je me dis que quoi que je fasse, quoi que je pense, quoi que je dise, quels que soient mes efforts le résultat est toujours le même : zéro.
Pourtant je peux dire sans exagération que dans le fond, je ne suis pas comme ça. Dans le fond je suis quelqu’un d’autre. Dans le fond je suis quelqu’un de sociable, j’aime rire, j’ai de l’humour. J’aime partager. Je suis devenu celui que je suis aujourd’hui. C’est un résultat. C’est le résultat d’une transformation qui s’est produite au fil des années. C’est terrifiant. Je ne veux pas en rester là. Je veux redevenir celui que je suis dans le fond. Je veux sortir du trou. Je veux retrouver mon optimisme. Je vais m’inscrire dans un club de sport. Je vais reprendre le tango.

Ma chambre dans l’hôtel Bellini via Vico San Paolo est une boîte de sept ou huit mètres carrés sans fenêtre pour cinquante euros la nuit. Un minuscule escalier en spirale relie la partie table/lavabo avec la mezzanine et le lit. Je grignote quelques morceaux à la table avant de me coucher. Je bois à la bouteille. Il n’y a pas de verre. Il y a ni verre, ni couverts ni assiette. Je déballe le parmesan, je fais rouler quelques olives sur le papier d’emballage. Le parmesan fait se contracter les gencives, il a un bon goût salé. Son odeur envahit la pièce. J’aime la consistance du parmesan, son aspect. Il a quelque chose d’un minéral. Quant on le coupe il se brise, il se casse en fonction de sa structure intérieure. Il a de jolis éclats sur les surfaces brisées. Je n’ai aucune envie sexuelle. Quand de jolies filles en minijupe passent, je m’en fiche. Je lave mes chaussettes. Je monte à la mezzanine. Je redescends. Prends une grande goulée de vin, allume une cigarette. J’ouvre la porte pour faire sortir la fumée. Je remonte à la mezzanine. Des mouettes hurlent, des motos klaxonnent. Je ferme les yeux et ma mère me hante encore. Ça vient tout seul. Rien à faire. J’ai pitié d’elle et en même temps elle me gêne. Elle me gâche la vie. Je la recopie, j’imite son chemin, sa solitude, son échec. Je la vois marcher dans les rues avec ses tableaux sous le bras, elle va chez le boulanger, chez le coiffeur, chez l’antiquaire à la recherche de quelqu’un qui va les exposer dans sa vitrine … elle n’a jamais vendu de toile. J’avais tant pitié d’elle et c’était tellement honteux en même temps. Une fois mon frère en a acheté une incognito, par pitié. Il l’a payée cent mark. L’antiquaire chez qui il l’a acheté a dit à ma mère que quelqu’un était venu l’acheter pour cinquante mark et lui a filé trente mark. Je suis parti ailleurs, dans un autre pays, dans une autre ville pour sortir de cela, pour sortir de ce malaise sans fin, pour me libérer, pour prendre mes distances, pour construire quelque chose d’autre, quelque chose de plus heureux. Maintenant le cercle se ferme. Et je me vois en sosie, en reproduction à l’identique de ma mère. J’ai des nausées. Je me déteste. Je pars dans un sommeil agité, rythmé par le hurlement des mouettes, les klaxons interminables des mobylettes.

Je me résigne à aller à Capri. Dans mon enfance, Capri c’était une glace en bâtonnet au bon goût d’orange et le nom d’une voiture, la Ford Capri. C’est le nom d’une île également. Je ne suis pas tout à fait sûr que je le savais avant de venir ici. Je prends l’hydroglisseur de 10.40 heures. Le billet coûte 15 euros, c’est un prix prohibitif pour un Napolitain de base. Il ne fait pas beau. Le ciel est d’un gris parfaitement homogène. Le Vésuve est reconnaissable dans le lointain avec sa noble silhouette, majestueuse et fluide. L’air est trouble. On ne peut pas distinguer le moindre détail sur les flancs de la montagne. Tout le monde porte des lunettes de soleil hyperdesign, les femmes genre superstar, les hommes genre chef mafieux. Je crains le froid. Je porte un T-shirt et par-dessus une chemise et un pull, dans mon sac j’ai une veste, une deuxième paire de chaussettes, un parapluie. Les autres portent des habits d’été, ils sont pieds nus, ont des caleçons et des jupes. Je me demande pourquoi je ne m’offrirais pas une place dans leur club select d’humains supérieurs. Juste comme ça. Comme récompense pour ces dix années qui viennent de s’écouler. Si on n’arrive pas à réaliser son idéal, - pourquoi ne pas le remplacer par la richesse matérielle pure et dure, par une place au soleil dans la société qui s’achète tout court ? Je fais les comptes : actuellement, je me fais complètement avoir : je soigne la misère du monde en secteur 1, je me fais payer 21 euros par consult qui dure en moyenne 25 minutes, je fais tous les jours deux ou trois consultations gratuites et il m’arrive de filer à un patient miséreux un billet de 5 ou 10 euros. Je suis con quand même. Je pourrais opter pour une formule jet-set mais je me fais avoir avec cette formule travailleur social par charité et, la cerise sur le gateau, je réserve deux jours et demi par semaine pour l’écriture, pour « réaliser mon idéal », pour « faire ce que je veux vraiment faire », quel mélodrame. Voici la formule jet-set : Deux injections de botox par heure à 150 euro la séance, ça fait 300x8x5x4 = 48.000 euro par mois et je n’en donnerai que 20% au fisc car j’aurai un très bon expert comptable qui aime les pots de vin. Le tout sera multiplié par deux ou trois par an à la bourse et par un investissement massif dans l’immobilier parisien. Irène se fera couper les trompes. on aura tout pour nous tout seuls, on ne partagera avec personne. L’hydroglisseur fonce vers Capri à grands bonds, des jets d’écume jaillissent des deux côtés de l’engin, l’eau claque contre les fenêtres. Le personnel distribue des sacs en plastique. Mon voisin vomit son petit dèj dans le sac, ses lunettes Calvin Klein tombent par terre. Deux dauphins accompagnent l’hydroglisseur en faisant de fabuleux bonds sphériques. L’île est spectaculaire. Des rochers troués montent en angle droit à partir de la mer turquoise, se terminent sur un haut plateau parsemé de taches jaunes. Des maisons blanches s’agrippent par endroits dans le rocher. Les gens se ruent sur le funiculaire. Ils font la queue pour rejoindre Capri-village sur le haut plateau. Je prends le chemin pour piéton qui monte en lacets. Je suis frappé par la quantité de citronniers dans les jardins, par la blancheur rayonnante des maisons. Les branches des citronniers se plient sous le poids des fruits. Les citrons sont énormes, d’une taille très étonnante. Ils sont gros comme des melons, comme des têtes d’enfant. Je marche presque seul sur ce chemin. Deux Japonais me doublent. Il règne un silence total sur le chemin des citrons géants. Ce silence est immédiatement rompu au moment où le sentier débouche sur la place principale. Les gens se pressent comme du bétail, se tiennent nonchalamment dans les chaises en rotin des cafés avec un air de personnes concernées par rien et des postures blasées. Je continue mon chemin, passe devant des boutiques d’accessoires pour jet-set. Je m’efforce de trouver à tout cela un côté sympa, un côté original, mais cette dame aux lunettes Chanel remontées sur le brushing, avec sa robe ethno et son collier en corail qui m’adresse un regard comme si je n’existais pas, comme si je n’avais pas à exister, me fait fuir. Je redescends au port, je prends le prochain hydroglisseur pour Naples. Je suis claqué. J’ai besoin d’une pause. Je retourne dans ma boîte, monte sur la mezzanine et m’endors. A mon réveil j’étudie le guide, cherche un lieu pour sortir le samedi soir. Cela me demande un effort surhumain. Mais je me force à sortir, je veux retrouver la parole, retrouver ma sociabilité. Je veux sortir du trou, redevenir moi-même. Le Super-Fly bar dans la via Cisterna dell’Olio est un lieu sympathique, il n’y a rien à dire. Des gens normaux, mon âge, jean, t-shirt, les cheveux détachés. Je prends une Vodka tonic. Puis une deuxième. C’est vrai que l’alcool est un bon compagnon. On retrouve des pensées optimistes, la tristesse s’envole. Je regarde toujours les autres de loin, mais c’est moins définitif, moins humiliant. Il y a de la distance, beaucoup de distance entre les autres et moi, mais il n’y a plus cette barrière définitive, ce voile infranchissable. La parole est théoriquement possible. Je suis soulagé au point que je me propose de m’alcooliser systématiquement pendant les jours de voyage, à dose modérée, dès le matin. L’un des barman ressemble à Inzaghi*. Frêle, le regard farouche, des mèches qui tombent dans un front meurtri. Au moment où je demande mon premier whisky je le lui dis. L’autre barman entend, éclate de rire et affirme « è vero, è vero ». Je prends mon verre, retourne à ma place et me rends compte que j’ai déclenché quelque chose, quelque chose de positif. Une certaine agitation s’est installée derrière le bar, ça discute vivement désormais, Inzaghi a soudainement l’air très décontracté, super à l’aise. Il jette les verres en l’air avant de les remplir, attrape les bouteilles d’un geste énergique. Je quitte le bar en état d’ébriété grave. Inzaghi m’a servi un triple whisky, j’ai dépassé mes limites. Le lendemain matin, à la seule idée de réaliser mon projet, j’ai les pires nausées. Je prends un thé au citron. Pour l’alcool, on verra plus tard.

Il pleut. Je pars. Sur le chemin de la gare je me rends compte qu’il doit y avoir un match de foot dans l’après-midi. Des drapeaux de club sont exposés dans la plupart des fenêtres de la vieille ville, des banderoles bleu ciel et blanc relient les balcons face à face à travers les rues. Un homme à la figure rouge et frustrée me double. Il tient quelques tuyaux en plastique dans une main, un sachet en plastique dans l’autre. Ces tuyaux sont des bouts du mât de son drapeau du club, dans le sac se trouve le drapeau. Tout à l’heure, au Stade Sao Paolo, il va relier les bouts de plastique, monter le drapeau et l’agiter simultanément avec quelques milliers de ses semblables pour soutenir son club. Je me dis que je ne ferais jamais cela. Je ressens même une sorte de pitié pour ce type. En même temps je le comprends. Plus que ça même, je me sens solidaire avec lui de tout mon cœur.

Un vieux train rouge, la Circumvésuviana longe la baie de Naples. Par moments on se croirait à Beyrouth, en pleine guerre civile, en dépression économique grave depuis des décennies, à tel point les immeubles sont délabrés, en état de ruines. Cela ne s’explique pas uniquement par la pauvreté du Sud, mais également par le programme d’évacuation du Vésuve. Comme les volcanologues garantissent une nouvelle éruption, la population installée à une distance inférieure à sept kilomètres du cratère – 700.000 personnes au total – est incitée par l’Etat à quitter son domicile et peut profiter à ces fins d’une aide au relogement de 30.000 euros. Un joli mot dit que celui qui construit sa cité sur une coulée de lave, doit s’attendre à ce même destin. L’eruption de 79 après JC, qui a fait disparaître Pompéi sous les cendres était si violente qu’elle a littéralement fait exploser la montagne. Le Vésuve d’aujourd’hui n’est qu’un reste, une ruine de ce qu’il représentait alors. Le sommet d’aujourd’hui n’est que le cratère intérieur au milieu de l’ancien cratère principal que la violence de l’éruption a fait s’envoler en éclats comme la coquille d’un œuf. Personnellement, je prendrais les 30.000 euros sans hésiter et je me tirerais de là. Selon des témoignages, lors de la dernière éruption en 1944, la lave a coulé comme de l’eau depuis le sommet.

Sorrento est une ville de taille moyenne construite sur des falaises trouées par les dents rongeuses de la nature située à l’extrémité sud de la baie de Naples. Par endroits, y poussent quelques herbes aux longues tiges qui portent des fleurs en grappes. Je m’installe au dortoir de l’hostel Sirene, qui occupe le rez-de-chaussée d’un immeuble en béton derrière la gare. Il y a beaucoup d’Anglais à Sorrento. Les Anglais ont le front plat, les épaules tauroïdes, les filles arrivent à peine à ranger leurs seins dans les soutien-gorges et ils semblent tous penser la même chose. Ils se marient dans la cour du monastère médiéval. Nous allons certainement avoir un enfant ; Irène en parle souvent. J’arrête mon combat. Je veux préserver ma santé, le peu d’optimisme et de bon sens qui me restent pour que je puisse donner de cela, beaucoup de cela, à mon enfant. Encore une fois la comparaison avec l’Indien s’impose. Mon combat était juste, d’ailleurs je ne voulais pas combattre mais dialoguer, coopérer, construire, mais c’était un combat à armes inégales. Mon adversaire a employé l’arme la plus humiliante qui soit : ignorer l’attaquant. Le stimuler et l’ignorer par la suite. Attendre qu’il s’épuise dans ses avancées qui courent dans le vide. Je ne veux pas être un père fragile, intimidé par la vie. Je veux être un père encourageant, fort et optimiste, un père qui aide, qui porte et qui guide, qui sait dire à son enfant : regarde, c’est ça la vie, elle est belle , elle est riche, il y a tant de choses à découvrir et à apprendre, je t’aiderai pour que tu puisses y aller sans danger, sans crainte. Tout est à ta portée parce que tu es quelqu’un de bien et parce que tu as un père et une mère qui t’accompagnent, qui t’aideront à ouvrir toutes les portes et qui te diront lesquelles il vaut mieux laisser fermées. J’arrête mon combat par amour pour mon enfant, mais non sans fierté. J’irai dans ma réserve comme c’est le destin de tout Indien. Ce sera une réserve intérieure, ma vie intérieure, spirituelle, morale et amoureuse qui restera intacte et à laquelle vous ne toucherez pas. D’ailleurs, les limites de la réserve sont fluides, il s’en dégageront des ondes qui vous hanteront à jamais. Car la parole a une valeur absolue. Elle est active, puissante, elle n’a pas besoin pour l’être de votre avis. Il y a un ordre dans le monde au-dessus du vôtre. La réalité des choses ne tient pas à leur matérialité. Rien n’est effaçable. Il y a des disparitions transitoires, des pauses. Des transformations. Mais rien ne s’en va. Rien n’est effaçable.

L’eau est étonnamment claire compte tenu de la proximité d’une grande ville. Un banc de poissons aux fines rainures passe, broute les algues des rochers sous-marins. Un hydroglisseur part pour Naples. Il y a peu d’odeurs ici. Il n’y a pas cette luminosité jaune du nord de l’Italie, de Florence, de la Toscane, où l’on a toujours l’impression que volent dans l’air des paillettes dorées.

Le jardin public de Sorrento est une terrasse spacieuse sur les falaises de la Côte amalfitaine, où alternent de vieux chênes, un café et des palmiers très hauts que survolent des mouettes et où chante un merle. A partir de ce lieu qui me fait penser à une serre tropicale à toit ouvert, on a une vue sublime sur la baie de Naples et le Vésuve. Quant il fait beau et que l’air est très clair, comme c’est le cas après une averse dans l’après-midi, l’immense montagne paraît comme derrière une vitre d’un verre très pur et on distingue les crêtes et les fissures du sommet, semblables au tissu plissé d’un éventail, les massifs forestiers des flancs, des champs de lave et la fine bande urbanisée à la base du massif. Je me rends compte que ce deuxième sommet rocheux et dentelé, celui qu’on voit depuis Naples, n’est qu’un morceau de l’ancien cratère que les éruptions ont successivement pulvérisées. Les deux flancs de la montagne descendant délicatement vers la mer, se retiennent longuement avant de toucher au sol, comme un skieur qui fait traîner en longueur son saut jusqu’au tout dernier moment. Les gens qui ont visité le cratère, m’ont dit que c’est une excursion décevante, un grand trou aride, rien de plus.

Je prends le bus pour Positano. Ma voisine, une Italienne, me lance des regards trempés de haine. Je sens qu’elle ne supporte pas la proximité physique entre nous. Je me dis que c’est une dame borderline, une de ces personnes pour qui l’autre est toujours trop près ou trop loin mais jamais à la distance convenable et je m’attends à chaque instant à une bonne claque dans la figure. Les virages me donnent la nausée. La montagne à laquelle le bus se colle comme un pot de fleurs contre une façade napolitaine est entièrement recouverte d’un filet d’acier au dessus de la route. A Positano je m’allonge sur la plage. Les galets sont chauds. Je m’endors. Je me fais bercer dans un profond sommeil par le doux va et vient de l’eau. Il est vrai que la Méditerranée n’a pas vraiment de vagues ; qu’elle ressemble à une soupe. Quand je me réveille je note avec un certain émerveillement que je suis toujours en possession de mes affaires. J’atterris dans un café de la plage. Un petit chat s’est égaré sur le toit de la terrasse et n’arrive pas à descendre. Il miaule inlassablement. Des Anglais étendent une veste au-dessous du chaton, l’encouragent à sauter. Il ne saute pas. Il continue à miauler de plus belle. Je crois qu’il se complaît dans sa situation de pitoyable chat perdu sur un toit et qu’il a parfaitement conscience de l’effet qu’il produit sur l’espèce humaine. Il n’a que quelques semaines, il n’est qu’un animal, un minuscule chat égaré sur une poutre et il se prend déjà pour une star. Vu de la plage, le village ressemble à la célèbre toile de Brueghel qui représente la Tour de Babel. Un cône solitaire, chargé d’arcs, de balcons, de niches etc. Vu de l’intérieur, on n’y trouve strictement rien d’autre que des boutiques de souvenirs et des restaurants. Je sens parfois dans mon cœur quelque chose se rétrécir. Je crois que c’est quelque chose d’essentiel qui s’en va – la faculté d’être heureux, de croire en la bonté de l’autre, en la valeur de la vie. Je veux arrêter cela. Je veux que cela ne se rétrécisse plus. Je veux préserver ce qu’il en reste, le cultiver. Finalement tout est aussi une question de retrait, de lâcher-prise. D’une mise à l’abri des mauvaises influences. Que la fausse promesse gêne celui qui la tient. Que la parole creuse fasse mal à celui qui la prononce. Je ne suis pas le seul chez qui le cercle se ferme. Il n’y a que des cercles qui se ferment, des bouts qui se rejoignent. Tout est soumis à un ordre. Rien ne se perd. Tout a son prix. Dans les affaires existentielles, il n’y a pas de comptes à découvert. Tout est en équilibre.

Vu de loin, baigné dans les nuances bleuâtres du soir, le Vésuve inspirerait une paix éternelle, s’il n’avait pas cette tête oblique et ces dents qui guettent le sommet ; parfois il ressemble à un aigle fatigué qui laisse tomber les ailes.

Il me reste encore une matinée à Naples avant de reprendre l’avion pour Paris. J’achète le DVD de Maradona dans un petit kiosque à journaux sur la place de l’église Santa Paolo Maggiore. Le vendeur de journaux me demande si je suis argentin. Je réponds que je suis allemand et que j’ai vu jouer Maradona une fois lors de la finale de la Coupe de l’UEFA en 1989. Son regard s’enflamme instantanément. Il pose ses mains sur la poitrine, se penche en avant et prononce le nom de son idole d’une voix pleine de tendresse et de respect - Maradooona’, Maradooona’. Il me saisit le bras et me guide vers une porte latérale du kiosque, laquelle est décorée par des dizaines de photos de l’icône. Il me parle en Italien, fait des commentaires sur l’une et l’autre photo, s’arrête avec l’index sur l’une d’elles, toute petite, qu’il semble avoir prise lui-même. Je ne peux que deviner le contenu de ses paroles. Au début il m’a parlé en anglais, mais devant les photos il a basculé immédiatement dans l’italien. Je fais encore quelques achats sous les arcades de la via Tribunali, ensuite je prends un dernier café. Je pars. Dans la rue je croise encore une fois le vendeur de journaux. Il me reconnaît, me fait comprendre qu’il veut me montrer quelque chose de somptueux. Il me guide devant l’autel de Maradona. « Capello di Maradooona’ », dit-il en désignant de la main l’autel bleu-ciel et blanc, accroché au mur d’un café dans la via Nilo. S’y trouvent une photo, un récipient qui contiendrait une larme du Saint, une prière, et, dans un cadre doré ces mots : Sacro Capello Miracoloso di Diego Armando Maradona. Anno Santo 1987.

L’avion avance lentement, approche de la piste de décollage. Dans le lointain j’aperçois le Vésuve entre deux immeubles de cité, une large coulée de lave orange pale, comme une brèche qui traverse un paysage pittoresque et vallonné. Je distingue nettement une quantité conséquente de maisons en plein milieu de la coulée de lave. Eh bien. Je suis dans un pays latin, dans un pays où l’on se débrouille. On n’évite pas le malheur, on fait avec, on se débrouille le moment venu. L’avion longe la côte, vole au-dessus d’une mer turquoise, parsemée de petites taches et de traits blancs. Il y a de la neige sur les sommets des Alpes. Les membres d’un groupe de voyage communiquent exclusivement en faisant des blagues. Chacun a une étiquette, joue un rôle. Il n’y a pas d’authenticité. Chacun se retranche derrière son label. Celui qui tient le rôle du clown fait une remarque idiote après l’autre. Tout le monde se force à rire. « Tu as envie de fumer une cigarette ? Viens on va sur la terrasse en plein air » (il est question de l’aile de l’avion). « Mademoiselle, vous n’auriez pas la clé de la porte qui donne sur la jolie terrasse ? » (l’hôtesse de l’air passe). A l’approche de Paris le paysage devient très rectiligne, incroyablement géométrique. Les champs, les bois, les villes - tout est droit, anguleux, il n’y a que des cubes, des triangles, une quantité invraisemblable de ronds points en forme de polygones dentelés – pentagone dentelé, hexagone dentelé, octogone dentelé, ils ressemblent à des lieux stratégiques, à des installations militaires. Le rouge cuivré, ce jaune doré qui couvrent l’Italie ont disparu. « T’as vu les maisons là, qui sont toutes sur une même ligne et qui ont toutes l’air identique ? Ça, c’est typiquement français », dit quelqu’un. A l’aéroport il faut attendre les bagages. Vingt minutes, vingt-cinq minutes … tout le monde se met à râler. C’est pas possiiible. On a jamais vu ça ! On va pas passer la nuit ici quand même. Les bagages arrivent. Je prends mon sac, l’Orlybus, la ligne 6. J’ai hâte de retrouver Irène.


*Filippo Inzaghi, joueur de foot du Milan AC












mercredi 11 novembre 2009

Merci à Isabelle de l'Imagigraphe



En ouvrant ce lien vous pouvez écouter l'avis d'une libraire concernant La Vie pétrifiée:

http://www.wat.tv/video/nils-trede-vie-petrifiee-t1k0_o5jv_.html

jeudi 17 septembre 2009

Enfant Hybride (Extrait d'un manuscrit virtuel IV)


« Ils sont complètement différents de mes élèves », a dit Irène. Elle observait quelques adolescents au Parc Monceau.
« On dirait une autre espèce d’êtres humains. Ils sont sûrs d’eux, on ressent une grande aisance dans leur attitude. Ils se tiennent le dos droit, la tête haute. Leur regard se dirige vers le lointain. Leurs mouvements sont souples, lascifs. Ils expriment presque une certaine arrogance. Ils sont réussis physiquement aussi. Ils aiment se montrer, sont bien coiffés et bien habillés. Ils n’ont pas peur du futur. Et ça se sent. Ils se dirigent tout droit vers un futur qu’ils savent prodigieux, tout prêt, juste à saisir devant eux. »

Devant une fontaine, des enfants étaient assis sur le sol et faisaient des dessins. Ils devaient avoir entre sept et dix ans et ils recopiaient la fontaine à l’aide d’un crayon à charbon sur de grandes feuilles de papier blanc. Leur manière de dessiner avait déjà l’air assez expert. Ils faisaient quelques traits au charbon sur la feuille pour ensuite les étaler avec le doigt afin de travailler les surfaces. Ils se servaient d’une technique d’abstraction pour représenter les ornements de la fontaine et savaient mettre en valeur les contrastes entre le clair et l’obscur. Des passants s’arrêtaient. On entendait des « oh » et des « bravo » et les petits artistes étaient parfaitement à l’aise pour entrer en contact avec leurs spectateurs. Ils donnaient des explications concernant les techniques qu’ils étaient en train d’apprendre, parlaient de leur récente visite au Louvre, au Département des Antiquités grecques et romaines. Un garçon dont le dessin était particulièrement réussi nous a proposé l’achat de son œuvre. « C’est aussi bien qu’un Picasso. Un million d’euros - vous ne voulez pas les lâcher? » a-t-il dit d’un air malicieux.

« Mes élèves sont exactement le contraire des ces enfants-là », a poursuivi Irène. Ils ont l’air stressés, tourmentés. Tristes aussi. Ils ont peur du futur. Ils n’ont pas d’estime d’eux-mêmes. Ils cherchent à se cacher. Ils cachent leur corps dans des vêtements très larges, ils se tiennent courbés en avant. Et ils sont tellement maladroits pour se faire entendre, pour engager un dialogue. A la place d’un échange de paroles ils se mettent tout de suite à se bagarrer, à s’insulter. »

De telles observations m’interpellent. Elles me renvoient à ma propre enfance. J’ai été un étrange enfant hybride entre ces enfants bien insérés du Parc Monceau et les enfants perdus dont parlait Irène. L’absence de soutien parental fragilise. Avoir des parents forts derrière soi à l’inverse - à la maison, quelque part dans une entreprise, dans un bureau, donne de la force. J’imagine que dans ce cas-là, on ressent en permanence une main dans le dos qui pousse, qui guide, qu’on entend une voix qui souffle dans des moments difficiles des mots d’encouragement, de confirmation à l’oreille. J’avais toujours honte de dire ce que faisaient mes parents. Je ne pouvais tout simplement pas le dire. On ne peut pas avouer devant les autres que sa mère est mentalement malade, que son père est au chômage, que les deux ont divorcé et qu’on vit d’allocations de l’Etat si les autres ont des parents forts, unis, aisés et en bonne santé. Alors on triche, on se met à fabuler. On évite le sujet. Je suis logiquement devenu quelqu’un de replié sur soi-même et de solitaire. Je ne pouvais pas me lier aux autres. Ils avaient de l’argent de poche, je n’en avais pas. Ils avaient des jeans à la mode que je n’avais pas. Ils partaient en vacances, moi non. Ils pouvaient inviter leurs amis à la maison, - moi je ne pouvais pas le faire. C’était trop compliqué d’inventer une vérité parallèle pour remplacer la réalité. On ne peut pas vraiment l’expliquer mais il est foncièrement impossible de s’amuser avec une bande de potes si l’on sait que sa mère pleure en même temps dans son coin à la maison, qu’elle se tient recroquevillée sur une chaise, un mouchoir entre les mains et une dizaine d’autres déjà utilisés étalés sur une table devant elle et qu’elle répète dans une interminable litanie qu’elle est toujours seule, qu’elle na plus personne d’autre que ses enfants et qu’elle mettrait un terme à ses jours , si seulement elle avait la force de le faire. C’est ainsi que je me rappelle ma mère d’il y a vingt-cinq ou trente ans, enfermée dans une interminable nuit de solitude et de tristesse. J’avais des troubles de la concentration aussi. Je n’arrivais pas à suivre ce que les profs racontaient là-bas devant leur tableau, cela coupait sans arrêt, même si je faisais les plus grands efforts. Cela vibrait devant mes yeux, il y avait comme des fils qui tournaient ma tête en direction de la fenêtre ; c’était comme un mécanisme qui déclenchait des rêves, des rêves de pays lointains et sauvages, l’Alaska ou la Suède, où je construisais une maison avec des troncs d’arbres, chassais des élans en compagnie de mon ami, un ours orphelin. Ces voyages imaginaires dans un monde bien aimé et intact alors que j’affichais un regard attentif et intéressé, constituaient une énorme délivrance pour moi. Ils me permettaient de faire une pause, de m’extraire temporairement du réel, de la vie.
Une fois les cours terminés, je rentrais à la maison où ma mère avait préparé un repas qui était souvent très réussi à première vue mais tellement salé qu’on pouvait à peine y toucher. Il y avait là quelque chose de similaire avec ses dessins, cette étrange façon de créer, de faire quelque chose de beau et de bien pour le jeter, le gâcher en même temps. Je me réfugiais chaque après-midi sur une colline à proximité de la ville, où alternaient des bois, des prairies, des haies. J’y observais les oiseaux. Il n’y avait que ça pour moi à cette époque, quand j’avais à peu près l’âge des petits dessinateurs du Parc Monceau : les oiseaux. Les observer, les reconnaître, être proche d’eux sur cette colline. C’était mon seul intérêt. La seule occupation qui me faisait éprouver un véritable, très intense et pur bonheur. Je les étudiais préalablement dans un livre. Il n’existe plus car ma mère l’a jeté un jour. Mais je peux le feuilleter dans ma mémoire comme si je le tenais entre mes mains. Il avait un format assez inhabituel, la forme d’un rectangle très étiré ; sur la première de couverture se trouvait un hibou peint en brun foncé qui me regardait droit dans les yeux. L’intérieur était composé de double-pages qui faisaient le portrait des oiseaux. Sur la page de droite de chaque double-page se trouvait la représentation peinte de l’espèce en question et sur la page de gauche quelques notes sur son habitat, ses habitudes nutritionnelles, sa reproduction etc. On trouvait également de petites esquisses dans la marge qui permettaient de reconnaître l’oiseau pendant le vol et qui donnaient des informations concernant sa répartition, ses habitudes de reproduction, la densité de sa population.

Je ne ressentais pas de main forte dans le dos. Je n’avais pas de voix qui me soufflait des mots d’encouragement à l’oreille. Mais j’avais une colline sauvage, un livre et mes oiseaux qui me permettaient de rester moi-même dans la solitude et me procuraient un certain bonheur. Il n’y a aucun doute - cet univers mi-rêvé, mi-réel est le précurseur très direct de l’écriture que je pratique aujourd’hui à la place. Elle m’apporte le même bonheur, la même paix, la même patrie intérieure dans de longs moments de solitude.

mardi 14 juillet 2009

Extraits La Vie pétrifiée



Premier extrait:


Le lendemain, j’ai nagé dans une piscine pas loin de l’île. J’ai payé l’entrée, je me suis déshabillé, j’ai pris une douche. Puis j’ai nagé. Le bassin était très grand et il était divisé en deux : une moitié servait à se détendre un peu en nageant, l’autre était réservée aux associations de natation et aux professionnels. Les professionnels nageaient incroyablement vite et ils avaient des corps parfaits : denses, élancés, larges au niveau des épaules. Que des muscles. Ils plongeaient dans l’eau en la transperçant comme des dauphins. Pendant un moment j’ai essayé de nager aussi vite qu’eux mais je n’y suis pas arrivé. J’ai abandonné. J’ai alors découvert les grandes vitres de la piscine et les palmiers et autres plantes tropicales aux dimensions gigantesques derrière ces vitres. Je me suis d’abord demandé si c’étaient de vraies plantes, mais leurs feuilles étaient en partie fanées et d’autres étaient d’une telle vitalité que je n’avais plus de doute. C’étaient de vrais palmiers. Je nageais lentement maintenant, en me détendant et en contemplant les palmiers, en faisant une longueur après l’autre, comme il était prévu dans cette partie de la piscine. Mais après peu de temps, le souvenir de la soirée de la veille m’a rattrapé et j’ai ressenti une grande, une très grande tristesse. Je me sentais seul. J’ai senti des larmes couler de mes yeux. J’ai aussitôt essayé de les supprimer parce qu’une piscine est un endroit public et parce que je suis un homme. Mais mon raisonnement n’était pas logique. Je me suis dit : personne ne peut voir que tu pleures. Il n’y a que de l’eau ici. Tout le monde est mouillé par l’eau et il est donc impossible de distinguer quelques larmes sur un visage au milieu des masses d’eau de la piscine. J’ai alors nagé en pleurant et personne n'a pu s'en douter. Mais ma vision est néanmoins devenue floue à cause des larmes. Je ne pouvais plus distinguer les palmiers des autres plantes. Les vitres sont devenues une grande surface de structures imprécises, vert laiteux. Je me suis demandé si on pouvait voir ça. Si on pouvait reconnaître que je voyais flou. Un instant plus tard, je suis parvenu à préciser ce que je me demandais réellement : mes yeux étaient peut-être devenus rouges ? Et les autres pouvaient s'en rendre compte ? Mais en cela aussi il n’y avait aucune logique. Tout le monde a les yeux rouges à la piscine. Tout le monde pleure dans la piscine en un certain sens.

J’ai pleuré longtemps. J’ai oublié le temps. Je me suis retrouvé petit à petit dans un état de transe. Comme dopé. J’avais l’impression de ne plus avoir de poids, d’être léger comme une bulle d’air qui monte du fond de l’eau. J’ai oublié le temps. J’ai nagé sans m’en apercevoir. Je me suis presque endormi en nageant. Quand je me suis réveillé, j’étais comme métamorphosé. Je me sentais très fort, c’est pourquoi j’ai essayé encore une fois de nager avec les professionnels. J’ai tout donné. Je me suis élancé dans l’eau, et sur deux ou trois longueurs j’avais effectivement l’impression d’être aussi rapide qu’eux. Oui, c’était même vrai. J’étais aussi rapide que les professionnels. Ils nageaient à côté de moi, mais ils ne m’ont pas doublé. Je m’en suis assuré à plusieurs reprises : j’ai aperçu leur poitrine qui sortait et replongeait sous l’eau juste à côté de la mienne, mais ils ne m’ont pas doublé. Je n’ai pu maintenir cette vitesse que pendant très peu de temps. Ensuite, j’ai été tout à fait épuisé. J’ai arrêté de bouger. J’avais les bras et les jambes écartés, la figure dirigée vers le fond du bassin, sous l’eau. J’ai attendu. C’était très agréable. Soudain quelqu’un est arrivé. Il m’a pris par le bras et m’a secoué. Comme je ne réagissais pas il m’a saisi pour me tourner dans le bon sens. Je respirais calmement. Je n’avais pas besoin de beaucoup d’air. D’une certaine manière, grâce à mon exercice et du fait de mes pleurs, je m’étais adapté à un état où l’on n’a pas besoin de beaucoup d’air.




Deuxième extrait:



Je suis rentré à pied. J’ai choisi le chemin le long du canal. Son eau était toujours gelée. Dans la ville régnait un silence presque absolu. Le ciel était d’un blanc de craie, lointain et morne. Le temps de la glace battait son plein. Visiblement les gens avaient choisi de rester chez eux, d’attendre que ça passe. Les seuls bruits qu’on entendait étaient le ronronnement de quelques voitures qui passaient à de longs intervalles, les cris d’une nuée de mouettes qui tournoyait à haute altitude ou encore l’aboiement d’un chien qui longeait nerveusement le mur du canal, en expulsant de sa gueule de petits nuages d’haleine blanche. L’air était froid au point qu’il brûlait les yeux, les mains, les pieds, la trachée. J’ai été frappé d’une toux douloureuse et rauque après peu de temps dehors. Il y avait une sécheresse tangible dans cet air glacé qui menaçait de faire des ravages. Des ravages parmi les gens, les arbres, les animaux. Les immeubles le long du canal, qui semblaient l’autre jour, vus du bateau, défiler avec un mouvement fluide et gracieux, étaient désormais comme pétrifiés, des ruines poreuses percées d’orbites aveugles et vides. Les arbres leur ressemblaient. Ils avaient l’air desséchés, creux, comme habités d'une sorte de pâleur maladive qui les rongeait et consumait leur vie. Il fallait faire attention à ne pas glisser. Et à ne pas marcher en-dessous des arbres et des immeubles. Le long des rues, aux carrefours les plus fréquentés, les autorités avaient placé des affiches qui indiquaient les mesures de sécurité à prendre et qui faisaient appel à la solidarité générale. La principale mesure à respecter était de se garder à distance des bâtiments et des arbres à cause des chutes de branches et de cônes de glace. Malgré les éliminations quotidiennes, les chutes de glace avaient déjà fait une vingtaine de victimes. La population était invitée à économiser les carburants en raison des difficultés de ravitaillement. En poursuivant mon chemin, je suis passé devant un stand d’intervention mis en place par la mairie qui distribuait gratuitement du thé et du bouillon chaud ainsi que des gants, des écharpes, des protège-oreilles. J’ai pris une boisson et des gants. Il fallait boire vite ; après une cinquantaine de pas seulement, la boisson était froide et les premières miettes de glace surgissaient à sa surface.
Ce qui se passait dans la ville était inquiétant et triste. Mais en même temps il y régnait une ambiance de jamais vu, qui pouvait occuper l’esprit, piquer la curiosité et distraire.

En arrivant chez moi, j’ai mis les radiateurs en route et j’ai jeté quelques bûches de bois dans le four de la cuisine du restaurant. Je l’ai allumé et j’ai laissé la porte grande ouverte pour que la chaleur puisse pénétrer jusqu’à la salle du restaurant. Ensuite je suis monté à l’appartement. Je me suis arrêté devant la chambre de ma mère et j’ai frappé. Il n’y a pas eu de réponse. J’ai ouvert la porte et j’ai vu devant moi cette pièce vide, impitoyablement vide, inhabitée. Les murs enfermaient un lit solitaire dont la couette était à moitié repliée, comme si quelqu’un venait juste de se lever et allait bientôt revenir. Les fenêtres et les volets étaient clos. Il y a de la violence dans l’absence. Et des cris dans le silence. Une violence qu’on ne peut pas fuir et des cris qu’on ne peut pas comprendre. Je me suis approché du lit. J’ai saisi la couette et je l’ai étendue soigneusement. Quelle tristesse, quel découragement dans un geste fait pour la dernière fois. Depuis ce moment-là, je sais que la solitude, cette solitude qui s’est imposée, qui ne laisse aucune chance de lui échapper, est le pire des maux. Et pourtant, même si la solitude est définitive, on ne peut pas rester en place, on ne peut pas attendre, il faut bouger avant qu’elle ne nous tue. Elle fait naître une agitation immaîtrisable, un besoin impératif de fuir, de chercher un autre, un mot, un geste humain, aussi infime soit-il.

C’était elle que je cherchais. C’était vers elle que je me dirigeais. Le soir approchait. Les monuments de la ville formaient une silhouette silencieuse et grise. Mon esprit était envahi par des attentes et des émotions diffuses. En me dirigeant vers la pointe de l’île, je me suis aperçu que même le fleuve, l’immense fleuve, était gelé entièrement. Il formait une vaste plaine blanche que parcouraient quelques habitants de la ville. Cette plaine de glace devait être d’une épaisseur considérable, car elle résistait à des arbres majestueux qui s’étaient écroulés aux abords du fleuve et qu’on voyait étendus sur la glace. Dans ses fenêtres, il n’y avait pas de lumière. Je suis quand même monté chez elle. J’ai sonné à sa porte. Pendant le long moment où j’ai attendu en vain, j’ai compris que je n’avais rien à perdre et rien à craindre, sinon de partager le destin de ces arbres.

J’ai traversé la plaine blanche. Je suis passé devant quelques personnes qui avaient percé des trous dans la glace pour pêcher. Ils en sortaient des sandres et des perches. En arrivant sur le grand boulevard, j’ai vu un vieillard au bord de la route, un être maigre et courbé, qui essayait à plusieurs reprises d’entamer la traversée, mais qui reculait, soit en raison des voitures qu’il devinait dans le lointain, soit parce qu’il sentait ses pas instables sur la glace. Je me suis approché de lui et je lui ai proposé mon aide. J’ai posé une main sous son bras et on a traversé la rue ensemble.


"Merci pour votre aide. Que Dieu vous bénisse", a-t-il dit en reprenant seul la route. Il y avait quelque chose de rassurant, de protecteur dans ce petit moment passé ensemble – pour moi aussi, plus pour moi que pour lui. C’était un moment de proximité, de présence humaine dont j’avais besoin plus que de toute autre chose.

Je me suis approché de la cathédrale. Elle était transformée au point qu’on ne pouvait plus la reconnaître. D’innombrables cônes de glace géants pendaient comme des stalactites des arcs-boutants, du toit, et des moulures. La cathédrale était devenue un monstre, un mammouth s’extirpant d’un marécage. Des camions de pompiers étaient postés autour du bâtiment ; on en sortait des échelles mécaniques et des pompiers y montaient pour briser les cônes de glace à l’aide de tronçonneuses et de marteaux.


De la cuisine du restaurant parvenait une lueur sombre et rouge. Le feu du four s’était réduit en un fond de braises qui allaient s’éteindre dans peu de temps. J’ai repris quelques bûches et les ai jetées dans les braises. Le feu a repris aussitôt. J’ai ressenti une légère faim. J’ai cherché quelques pommes de terre, je les ai emballées dans du papier d’aluminium et les ai déposées dans les braises. Ensuite je suis retourné dans la salle du restaurant. J’ai allumé les lumières pour finalement les éteindre sur-le-champ. La lumière du feu me suffisait. Elle était belle et douce et elle rendait les murs du restaurant moins pesants, plus faciles à supporter. Je ressentais une légère fierté pour ce bel endroit. J’ai décidé de me reposer encore quelques jours. J’étais juste en train de chercher un pinceau et de la couleur afin de fabriquer une pancarte pour prévenir les clients, quand j’ai entendu quelqu’un actionner la poignée d’un geste vif, puis des pas bien audibles qui s’éloignaient rapidement. Je me suis précipité à la porte, l’ai ouverte et je suis sorti dans la rue.




Pour plus d'informations, veuillez consulter le site des éditions Quidam:

http://www.quidamediteur.com/NewFiles/livres/ViePetrf.html

vendredi 8 mai 2009

Jour d'été (extrait d'un manuscrit virtuel III)

Le jour se lève. Une lumière jaune et chaude pénètre dans la chambre. Irène enfile un justaucorps de danseuse, une jupette grise. Elle essaye d’arranger ses cheveux, met de petites épingles, les enlève, les pince à nouveau. Les vagues du lac claquent avec une monotonie absolue contre les murailles de l’embarcadère, contre les marches à ses côtés. Elle est magnifique; le tissu élastique du justaucorps dessine sa silhouette dans une pièce de vacances, inondée de lumière. Elle avance un petit pas devant le miroir, pose ses mains sur les hanches. Elle examine ses seins ; avance une épaule et l’autre dans un léger mouvement de torse. Des montagnes surplombent le lac. Elles sont harmonieuses, régulières comme des bosses de chameaux, comme des courbes de Gauss. D’immenses forêts couvrent les versants sans la moindre lacune comme une floconneuse mer d’écume verte.
« Ils sont trop petits, tu ne trouves pas? »
« Quoi? »
« Mes seins. »
« Ils sont d’une taille parfaite. »
« Tu me rassures. »
« Je dis la vérité. Viens, on descend prendre le petit déjeuner. »
« Il me manque juste des chaussures. »
« Prends les chaussures de randonnée ... »
« Avec la minijupe? »
« C’est très joli. On va marcher tout à l’heure. Le terrain s’annonce difficile. Ça grimpe. »

On s’installe sous les arcades de la maison. Tout est déjà préparé. Il y a du jus d’orange dans de petites carafes élancées, des croissants. Du café et du thé. Un bateau arrive. Il prend quelques passagers, puis s’éloigne. Il y a un léger souffle venant du lac, qui caresse les mèches d’Irène ; un claquement métallique vient des mats des drapeaux qui bordent le lac en alternance avec des pins et des hibiscus en fleurs. Avec le va-et-vient du claquement des mats, les drapeaux se déplient par moments avec peine. On feuillette les journaux qui sont déposés sur une table voisine: pour la première fois depuis un siècle un ours s’est aventuré dans le parc national. Il a abattu un veau en lui donnant des coups de patte sur la hanche et sur la tête. La mère la plus sanguinaire de tous les temps vient de tuer neuf de ses treize enfants.
On approche de l’eau. Elle est très claire, couleur menthe, un peu laiteuse. Le lac n’est pas large, mais très long. Il se perd de vue dans le lointain. Le clapotis des mats s’éteint parfois dans le vacarme d’un hors-bord qui passe à toute allure ; puis il reprend, se mêle dans le bruit des vagues qui atteignent la rive une minute ou deux après le passage du bateau. Curieux, ces drapeaux partout. Ils flanquent les fenêtres, les arcades, se poursuivent à perte de vue.
« Tu crois que c’est toujours comme ça chez eux? Cette abondance de drapeaux? », demandai-je à Irène.

Elle hausse les épaules. Puis elle dit:

« Tu ne crois pas que c’est pour les touristes? Pour afficher un air sympa, folklorique? »
« Tout ça que pour les touristes? Ça m’étonnerait. Ils doivent bien préparer quelque chose, - une fête, une commémoration ... »
« On pourrait demander à quelqu’un. »
« Laisse tomber. On verra bien. »

Un chemin aux cailloux lisses et ovales mène sur les hauteurs de l’arrière-pays. A chaque pas ou presque des lézards se précipitent avec un petit mouvement en zigzag dans les fissures du mur qui borde le chemin.

« Regarde les lézards! »
« Où ? » dit Irène.
« Là, sur le mur. Tu ne les vois pas? Là, t’as vu? »
« Non, je ne vois pas de lézard. »
« Regarde bien. Ils sont parfaitement camouflés, mais tu peux facilement apercevoir leur mouvements. »
« Ah oui, là! J’en ai vu un. Et là, un autre. Oh, ils sont jolis! On dirait des petits bracelets. »

Le village vu de haut, cette fine lame de maisons qui se colle au bord du lac, ressemble à quelque chose comme un croissant encore chaud et odorant, à une queue d’écureuil qui s’enroule autour du tronc d’un petit arbre. La végétation est luxuriante. Epaisse, grasse. Incroyablement abondante. Tous ces magnolias, figuiers, eucalyptus, leur volupté huileuse, leur éclat sucré évoquent le jardin d’Eden, le Paradis. Leur beauté est formelle, définitive. On n’a pas d’autre choix que de trouver cela merveilleux, splendide. Il y a des cyprès aussi. Des pics verticaux qui donnent des accents géométriques en alternance avec des terrasses qui coulent en lignes parallèles sur les collines comme les cordes d’un instrument. Et pourtant il y a quelque chose qui ne va pas. Il me manque de l’espace, des horizons lointains. Des murs vides qui me permettraient de reposer mon regard, de respirer. Pour l’instant je ne me confie pas à Irène. Elle prend des photos de partout, me remercie de l’avoir amenée ici, envahie d’une profonde joie, dans ce paradis.
« De toutes ces plantes, dit-elle, je préfère les oliviers. Le scintillement soyeux de leur petites feuilles, ce gris argenté, leurs branches tordues. Et regarde, en face, ce joli village dans la baie sur l’autre rive, tu crois que c’est déjà l’Italie? J’aimerais y aller. Il y a sûrement un bateau. Mais d’abord on va nager. Et faire un pique-nique. Non, d’abord manger et ensuite nager. On achète du Parmesan, du jambon et du pain. Des olives aussi. Il est vraiment trop joli ce village dans la baie d’en face. Donne-moi la carte. On verra si c’est bien l’Italie. »

Elle a déplié la carte sur le sol, posé l’index dessus.

« On a donc fait ça et ça, ensuite ... hm. Comprends pas. »
« Logique si tu confonds les lacs. Regarde: on a fait ça et ça, puis ça et on est .... attends ....là! »
« Bon. C’est donc ça le village qu’on voit. »
« Sans doute. »
« Et ce trait là c’est bien la frontière ... »
« Absolument »
« C’est donc bien ça, le village est en Italie. »
« Pourquoi ça t’importe tellement que ce village soit en Italie ou non? »
« Parce que c’est excitant d’être si proche d’un autre pays. Il y a sûrement des choses qui changent, qui sont différentes. On est ici, on traverse le lac, on sera en Italie et l’inverse. Je suis très curieuse d’aller en Italie, de comparer. »
« Tu crois vraiment qu’il y a des choses qui changent? »
« Il y a toujours des choses qui changent d’un pays à l’autre. »
Quel moment de bonheur quand le bateau s’élance, ce moment entre deux rives quand le connu s’éloigne, l’inconnu s’approche, quand les deux se mêlent pendant quelques moments énigmatiques au milieu du lac. Comme c’est agréable de sentir l’air frais et pur du milieu du lac se précipiter contre soi, de sentir les vagues qui nous bercent, nous rapprochent d’un état de demi-sommeil pendant le temps d’une charmante illusion fugitive. De nouvelles images s’ouvrent à notre regard, des images qu’on ne peut voir de nulle part ailleurs que depuis le milieu du lac. La colline qui abrite le village monte et devient montagne, le village grimpe, gagne en hauteur, des maisons s’accrochent où elles peuvent. Apparaissent des vignes, des plantations en lignes, la ruine d’un château. Un deuxième village, un nid serré de cubes orange, un clocher fin et pointu comme un cyprès. Elle avait raison. La propreté méticuleuse d’en face ne se poursuit pas ici. Des flots d’air nauséabonds nous parviennent de la gare à proximité, les poubelles publiques débordent. Les plantes paraissent assoiffées, mal arrosées, la couleur des maisons se dissout, laisse derrière elle des taches pâles et grises. Du bitume sur le sol. Du bitume qui se casse, une croûte spongieuse qui se décompose; l’infrastructure touristique est absente; les gens ont l’air d’utiliser des outils de fer et leurs muscles pour travailler. La promenade le long du lac est splendide. L’eau est d’une clarté absolue, fluorescente, gélatineuse. Les rayons du soleil se brisent dans le balancement de la surface, couvrant le sol d’un réseau d’ondoyants filaments jaunes en agitation permanente. De minuscules poissons s’enfuient à l’approche de nos ombres dans une sorte de confusion scintillante, comme des clous qu’on aurait jetés à grandes poignées dans l’eau. On s’installe sur la terrasse d’un café tout près de l’eau. Nous lisons quelques pages d’Hemingway. Irène lit doucement, d’une voix réprimée pour ne pas gêner nos voisins. Je l’écoute attentivement, en contemplant avec stupeur l’immense feuille d’un bananier, enroulée comme un cigare, ou en train de se dérouler, je ne sais pas. J’interromps Irène après quelques pages car l’envie me prend de prononcer une petite éloge d’Hemingway. Tout passe par les sens, a été ressenti par un cœur humain, intact et timide avant de devenir parole. Il n’y a pas de barrière intellectuelle qui priverait qui que ce soit de cette littérature. C’est tellement agréable à lire, à entendre. Jamais de jugement, jamais de leçon morale, jamais de mode d’emploi pour la vie. Ça parle, c’est tout. Tu as observé comment il fait le portrait du narrateur? En si fines touches, à l’aide de quelques dialogues, en nous faisant entendre sa voix, en le faisant parler avec un certain rythme, à travers la longueur des phrases, le choix des paroles … C’est tellement fin. C’est somptueux. Il ne nous a pas dit avec un seul mot comment il a l’air physiquement et pourtant je le vois, son visage, ses mains, ses gestes - tout est là. Je trouve ça très émouvant. Irène reprend la lecture et je change mon sujet d’observation: une famille de cygnes se ballade, deux magnifiques exemplaires adultes, trois petits maigrichons, gris et poilus, s’arrêtent pendant un temps devant la terrasse. Je suis très sensible à la symbolique de ces petits cygnes. Penser à leur potentiel de métamorphose, à leurs capacités de s’en sortir, me donne chaud au cœur. « Rira bien qui rira le dernier » le proverbe me frôle l’esprit et je leur lance un petit sourire. J’interromps à nouveau Irène. Dis, Irène, quelles sont, d’après toi, les qualités les plus importantes d’un bon écrivain? Quelles sont les caractéristiques principales de la bonne littérature? « Alors! » a-t-elle aussitôt commencé en fermant le livre et en bougeant ses mains d’un geste énergique, dans l’espace entre nous, « écoute: tout est question du fond et de la forme. Il doit y avoir les deux, c’est indispensable. Le fond est important, la forme est essentielle. C’est-à-dire qu’un bon écrivain doit avant tout être un poète. S’il ne l’est pas, il ne fera jamais un bon romancier. Il doit changer de profession. Qu’il devienne alors journaliste ou sociologue ou je ne sais pas quoi, car la véritable vocation de l’écrivain n’est pas d’étaler devant nous son savoir mais de le creuser. Il ne reste pas à la superficie des choses, mais sa mission est d’explorer leur profondeur. Ainsi, si le sujet est intéressant, l’écrivain peut sans problème traiter un sujet déjà connu, si seulement il a une forme propre, nouvelle, originale pour l’aborder. Un bon écrivain nous aide à comprendre des choses que nous connaissons souvent déjà, que nous ressentons depuis longtemps, mais que nous n’arrivons pas à saisir, à exprimer. Il enlève le voile brumeux qui cache la montagne dont nous connaissons l’existence, mais que nous n’arrivons pas à voir, à approcher. Bergman dit que seule la musique peut parler de la mort. On ne peut pas mieux l’exprimer et cela s’applique à la littérature aussi dans la mesure où la musique en littérature c’est la poésie - le rythme, la mélodie de la phrase qui naît des mots mais qui dépasse l’information objective qu’ils portent. La poésie d’une phrase, c’est sa psyché, son âme - et une phrase sans psyché et sans âme qui veut parler des dimensions profondes de notre existence, n’arrivera jamais à nous interpeller, à nous convaincre. Un auteur qui n’a pas la fibre poétique comme Edna Alcar ou Samuel Tisch pour donner des exemples, mais qui s’en prend tout de même aux choses existentielles, produira à coup sûr des clichés, emploiera des déjà-dits de premier degré; il arrivera à la rigueur à nous divertir, à dévier notre attention de nos soucis quotidiens, - le stress, l’état des cheveux etc., mais il n’arrivera jamais à nous changer, à nous toucher en profondeur. Pourtant un véritable livre doit faire cela. Il doit nous faire grandir. On doit se sentir différent après la lecture d’un livre. Et cela passe par le fond et la forme et donc, car la forme prime sur le fond, par la poésie. J’ai beaucoup d’estime pour Houellebecq. C’est un de mes auteurs contemporains préférés, mais il m’a vraiment très déçue quand il a dit que la science seule dit la vérité et que tout ce qui est scientifiquement faisable sera fait. Cela m’a paru comme une trahison. La littérature n’a pas à essayer ainsi de se faire bien voir des sciences. J’ai envie de dire à lui aussi qu’il n’a qu’à changer de profession et se faire embaucher dans un labo. La littérature dit également la vérité, et cela probablement de manière plus juste et profonde que les sciences car elle ne s’arrête pas devant l’invisible, au contraire, c’est là où elle se lance, où elle découvre son champ de travail. Qu’est-ce que la science peut bien dire sur la mort? Qu’est-ce qu’elle peut espérer obtenir comme résultat en examinant une larme par exemple, la glande qui la produit, des neurones qui éjectent quelques molécules - pour parler de la tristesse ? Ou de la solitude ? Ou de la mort qui nous rendent tristes ? »

vendredi 10 avril 2009

Guten Tag



Sollten Sie Informationen zu dem Roman La Vie pétrifiée in deutscher Sprache suchen, so sind Sie hier richtig:

http://www.dasgefrorenemeer.de/simultan/publikation_nilstrede.html

http://www.dasgefrorenemeer.de/2006/trede_dt.html





2. Teil, 2. Kapitel:
Ich ging am Kanal entlang zurück. Das Wasser war immer noch gefroren. Die Kälte hatte ihren Tiefpunkt erreicht. Sie lähmte das alltägliche Leben. Die grosse Überzahl der Menschen hatte sich in ihre Behausungen zurückgezogen. In der Stadt herrschte fast vollkommene Stille. Die einzigen vernehmbaren Geräusche waren das Motorenraunen einiger Autos, die Schreie eines Möwenschwarms, der in grosser Höhe über der Stadt kreiste, das Bellen eines Hundes, der nervös auf der Kanalmauer auf und ablief. Die Luft war so kalt, dass sie auf der Haut und in den Lungen schmerzte. Schon nach wenigen Minuten im Freien, begann mich ein unerträglicher Husten zu quälen. In der eisigen Luft war ein unsichtbares, doch fühlbares Unheil, das mit Verlusten drohte. Mit Verlusten unter den Menschen, den Bäumen, den Tieren. Die Gebäude entlang des Kanals glichen nunmehr ausgetrockneten, von leeren Augenhöhlen durchlöcherten Ruinen. Die Bäume ähnelten ihnen. Sie sahen geschwächt aus, porös, als wirkte ein Gift in ihnen, das an ihrem Leben nagte und es allmählich verzehrte. Der Boden war von Eis bedeckt. Man musste achtgeben, nicht auszurutschen. Entlang der Strassen und an den Kreuzungen waren Schilder angebracht, die über die einzuhaltenden Sicherheitsvorkehrungen informierten und an die zwischenmenschliche Solidarität appellierten. Die wichtigste Sicherheitsvorkehrung bestand darin, von den Gebäuden und den Bäumen Abstand zu halten: Eisstürze hatten bereits über zwanzig Opfer gefordert. Die Bevölkerung wurde wegen der erschwerten Nachlieferungsbedingungen zum sparsamen Brennstoffverbrauch aufgefordert. Nach ungefähr einer halben Stunde gelangte ich an einen Notinterventionsstand, an dem kostenlos heisse Getränke, Schals, Handschuhe und Ohrenschützer verteilt wurden. Ich nahm einen Becher Tee und ein Paar Handschuhe. Man musste schnell trinken. Bereits nach wenigen Schritten war die Flüssigkeit abgekühlt und tauchten die ersten Eispartikel im Becher auf.
Was in der Stadt vor sich ging, war beunruhigend. Zugleich herrschte eine Stimmung des noch nie dagewesenen, eine Atmosphäre der vielleicht letzten Stunden, die die Aufmerksamkeit fesseln, von anderen Sorgen ablenken konnte.
Als ich zu Hause ankam, stellte ich die Heizungen an und warf einige Holzscheite in den Ofen der Restaurantküche. Ich entfachte ein Feuer, liess die Tür zwischen der Küche und dem Restaurant weit offen stehen. Dann stieg ich die Treppen zur Wohnung hinauf. Ich ging zum Zimmer meiner Mutter und klopfte an. Es kam keine Antwort. Ich öffnete die Tür und sah vor mir einen leeren Raum, einen unaussprechlich leeren, unbewohnten Raum. Die Wände umschlossen ein verlassenes Bett. Seine Decke war halb zurückgeschlagen - als ob jemand soeben aufgestanden sei und gleich zurückkäme. Fenster und Läden waren geschlossen. Ich fasste nach der Decke und breitete sie gleichmäbig auf dem Bett aus. Wie trostlos, wie entmutigend eine Geste sein kann, die man zum letzten Mal ausführt. Ich musste fort. Fühlte eine unerträgliche Unruhe in mir, musste mich bewegen, jemandem begegnen, konnte nicht allein sein. Ich ging zu ihr. Der Abend nahte. Die Monumente der Stadt bildeten eine schweigende, graue Silhouette. Als ich mich dem Ende der Insel näherte, sah ich, dass selbst der Fluss, der immense Fluss, vollständig gefroren war. Er bildete eine weite, bleiche Ebene, die von kleinen Menschengruppen besiedelt war. Das Eis war so dick, dass es dem Aufschlag von Uferbäumen widerstand, die umgestürzt, in Stücke zerborsten auf der bleichen Ebene lagen. In ihren Fenstern war kein Licht. Ich ging dennoch die Stufen zur Wohnung hinauf und läutete an der Tür. Während der langen Zeit, die ich umsonst wartete, war mir, als hätte ich nichts zu verlieren und nichts zu fürchten, als das Schicksal jener Bäume am Ufer zu teilen.
Ich kam an Leuten vorüber, die zum Fischen Löcher in das Eis gebohrt hatten. Sie zogen Zander und Barsche aus ihnen heraus. Als ich den Hauptboulevard erreicht hatte, sah ich am Strassenrand eine schüttere, gebückte Gestalt, die wiederholt zum Gang ansetzte, doch zurückwich, als sie der Fahrzeuge gewahr wurde, die aus der Ferne nahten. Ich ging zu der gebückten Gestalt. Schob eine Hand unter ihren Arm und wir überquerten die Strabe gemeinsam.
„Vielen Dank für Ihre Hilfe, sagte der Alte. Möge Gott Sie beschützen“, bevor er allein weiterging. In diesem kurzen, gemeinsam verbrachten Moment war etwas Beruhigendes, etwas Beschützendes - auch für mich. Mehr für mich sogar als für den Alten. Es war ein Moment zwischenmenschlicher Nähe, wonach ich mich mehr als nach allem anderen sehnte.
Ich bog in Richtung der Kathedrale ab. Sie war so sehr verändert, dass man sie kaum noch erkennen konnte. Sie glich einem alten Mammut, der einem Sumpf entstieg. Unzählige Eisgebilde hingen von ihrem Dach, den Stützstreben, den Wasserspeiern, schlossen ihren Körper unter sich ein. Feuerwehrfahrzeuge hatten um das Gebäude herum Position bezogen; sie fuhren elektrische Leitern aus, auf denen Arbeiter die Eisgebilde mit Hilfe von Kettensägen und Hämmern entfernten.
Ich lief nach Hause zurück. Von der Küche her schien ein schwaches, rotes Licht in das Restaurant hinein. Das Feuer war fast ausgebrannt. Es würde bald erlöschen.

dimanche 15 mars 2009

Le chapitre perdu (deuxième partie, 1er chapitre bis)


Pendant que je m’endormais, l’infirmière est restée assise au bord de mon lit et elle a relâché petit à petit mes poignets à mesure que mes tremblements s’atténuaient. Je me souviens de ses cuisses fortes et fermes et il me semble qu’elle a régulièrement répété les mots « calmez-vous, calmez-vous » alors que je me sentais petit à petit envahi d’une chaleur lourde et molle qui se prolongeait jusque dans mes yeux. Ils se sont alourdis pour reposer comme de grandes boules pulsatives dans mes orbites, tandis que l’infirmière ajustait les couvertures avec des gestes tendres et habiles. Puis elle est sortie. Mes pensées se fluidifiaient, m’échappaient, entraînées par un sommeil profond et agité. La chaleur lourde et molle a fait place à une suite d’images magnifiques, le rêve le plus beau et le plus triste que je n’avais encore jamais fait.


L’ambiance est solennelle. Le ciel d’un bleu pur, très clair. Le stade des sports nautique se trouve au centre du monde. Son toit scintille de loin, sous le soleil du midi. Des avions déploient une banderole olympique dans le ciel. Elle porte une inscription en lettres géantes:

Jeux de paix. Jeux de liberté. Pour un monde meilleur.

L’œil du monde actionne son téléobjectif. Le stade des sports nautiques se rapproche. Le monde se rétrécit. Il se condense en une masse ovale à l’intérieur du stade. Les athlètes se dressent devant le bassin principal.

Ils ont des corps parfaits - denses, élancés, larges au niveau des épaules. Que des muscles. J’occupe la place centrale. Mes principaux rivaux occupent les places à ma droite et à ma gauche. Je fais déplacer le poids de mon corps tantôt sur l’une tantôt sur l’autre jambe, je secoue la jambe libre pour décontracter mes muscles en affichant un air d’assurance absolue. Mes principaux rivaux essayent d’imiter mon exemple. Je m’aperçois de leur malaise, de l’importance de leur intimidation. Le bassin du stade des sports nautiques se déploie devant nous. L’eau est calme, immobile. Elle attend la course olympique.

Les rangs des spectateurs se dressent autour du bassin jusqu’au toit. Le stade est sous haute tension ; il ronronne d’excitation. Je fais un geste approbateur dans la direction du public que j’entends frénétiquement scander mon nom. Mon geste se solde par un cri aigu et confus, qui interrompt pendant quelques secondes le refrain « Xa-vier, Xa-vier » que scandent mes supporters. L’arbitre s’adresse aux spectateurs. Il réclame le silence adapté à l’événement, afin de permettre aux athlètes de se préparer à la course. Les spectateurs s’efforcent de répondre aux exigences de l’arbitre. Le stade se remet à ronronner. La tension augmente. La course approche. Le refrain de mes supporters reprend.


Un ange apparaît. Il se tient dans le lointain, à l’autre bout du bassin. Il me regarde. Il me regarde avec insistance. Je le reconnais. C’est elle. Sans jamais détourner le regard elle me dévisage, elle s’approche en nageant lentement. Elle sort du bassin, pose ses mains dans les miennes. Elle sourit. Dans le fond de ses yeux je perçois une grande tristesse.

« C’est moi », dit-elle
« Tu ne m’as pas oublié? »
« Comment aurais-je pu t’oublier? »

L’arbitre nous interrompt. Il fait signe aux athlètes. Le début de la course est imminent. Elle tient ses bras autour de moi, elle pose ses mains sur mes pectoraux. Elle souffle des mots de complicité à mes oreilles:

« Tu es le meilleur du monde. Tu y arriveras. Pour moi. Pour moi seule. »

L’arbitre fait signe pour la deuxième fois. Elle pose une joue contre mon cou et dit:

« Tu es splendide. Tu es le plus beau, le plus fort. Tu es le meilleur du monde. Tu vas gagner. »

L’arbitre fait signe pour la dernière fois. L’ange prend congé. Les torses géants des athlètes s’abaissent dans un mouvement synchronisé et majestueux. Le bout de nos doigts touchent le sol sacré du stade des sports nautiques. Le silence est absolu. Les spectateurs retiennent leur souffle. Le monde arrête de tourner. La sirène retentit. Nous nous élançons dans l’eau. Notre bond est puissant et ample. Nous nous dirigeons énergiquement vers notre but. Les cris du public nous poussent. Et mon ange me guide, mon ange m’emporte. Je suis le plus fort, le plus rapide. Je suis le meilleur. J’échappe à mes rivaux. Je les humilie. Je termine la course avec une longueur d’homme d’avance. L’œil du monde actionne son téléobjectif le plus puissant. Il se focalise sur moi seul. Je suis heureux. Je jubile. J’éclate de joie. Je me laisse aller, je me fais retomber dans l’eau. Je suis bien, je suis le meilleur du monde. Mes principaux rivaux sont hors d’eux, de rage et de jalousie. Ils arrachent leurs lunettes de natation, ils les jettent avec colère. Ils frappent l’eau de leur poing. C’est alors que la dimension historique de mon exploit devient évidente:

« Record mondial! Record mondial! »

s’écrie la voix des haut-parleurs, et des tableaux lumineux se mettent à clignoter. Ils affichent le temps record de ma course en d’immenses chiffres rouges. Je sors du bassin, je me dirige en direction du public que j’entends frénétiquement scander mon nom et je succombe à un déluge de drapeaux, de fleurs, de cadeaux. Je suis le meilleur, le plus important, le plus rapide du monde.

La remise de la médaille est le moment le plus beau de ma vie. Le président du comité de natation s’approche de moi après avoir remis la médaille d’argent et la médaille de bronze à mes principaux rivaux. C’est un homme aux rides profondes, au visage cordial et sain, vêtu d’un costume de soie blanche, aux beaux plis, qui lui va bien. Il me serre la main et dit avec admiration:

« Vous l’avez bien mérité. Vous êtes le meilleur du monde. Bonne chance à vous! »

Il me décore de la médaille d’or. Je suis très ému. Je sens des larmes me monter aux yeux. Je tiens la médaille dans mes mains. Je pense très fort à mon ange pendant que l’hymne national retentit dans le stade des sports nautiques. La médaille est lourde, d’or pur. Je lis son inscription.

Champion olympique, brasse, 100 mètres. Record mondial. Record olympique.

Je me précipite hors du stade. Je veux retrouver mon ange. Du cent-cinquantième étage de la tour olympique je regarde le monde au loin. Les passants et les véhicules qui grouillent sur le sol ressemblent à des larves, des grains de poussière qui se déplacent sans ordre, sans volonté, de manière strictement inutile. Seuls les bâtiments olympiques, leur architecture élégante et solide, arrivent à me faire éprouver un certain respect. Je lève le regard : les avions qui déploient la banderole olympique passent à toute proximité. Je fais signe aux pilotes. Ils me reconnaissent. Ils me saluent et me font des signes de victoire. Je relis l’inscription de la banderole qui avance lentement dans le ciel:

Jeux de paix. Jeux de liberté. Pour un monde meilleur.

Je sors la médaille de mon sac. Je la pose sur une table. Je l’emballe dans du beau papier-cadeau. Je prends un stylo et j’écris sur le paquet: « Pour toi. En signe d’amour. » Je fais venir le coursier. Il arrive instantanément. Il fait une révérence, il a une petite moustache et des bottes qui lui arrivent aux genoux. Il tient un plateau d’argent entre les mains. Je pose le paquet dessus. Puis je lui donne un ordre. Il fait une deuxième révérence, il part, puis il revient aussitôt. L’ordre a été exécuté. Sur le plateau en argent se trouve une lettre. Je la prends. Je l’ouvre. Je lis: « Je voudrais partir avec toi. Tu m’emmèneras. Je t’attends près du champs de roses. »

Les roses embaument des parfums qui enivrent. Elle m’attend. Ses cheveux ondulent dans le vent. Elle sourit d’un air tendre et triste. Elle pose ses mains dans les miennes, ses ongles sont couverts d’un vernis blanc qui dessine des ovales comme de la porcelaine aux bouts de ses doigts.

« Je suis fière de toi », dit-elle.
« Je n’ai gagné que pour toi. Pour toi seule. »
« Je suis malheureuse. Je dois m’en aller. Tu m’accompagnes? »

Je l’accompagne. Nous nous approchons du pont qui relie notre rive à l’autre rive. Elle s’élance sur la rambarde. Je tiens sa main. Le tissu doux de ses habits frôle ma peau. Je suis heureux. Je suis tout proche d’elle. Elle pose doucement un pied devant l’autre. Nous nous approchons de l’autre rive. Le grand bateau surgit dans le lointain. Il est chargé d’avions fracassés et de vieilles banderoles olympiques.

« Regarde! S’exclame-t-elle, regarde! »

Je me retourne brusquement. Elle tombe. Je la pousse avec mon épaule en me retournant. Sa tête éclate contre la proue du grand bateau. Les banderoles olympiques et le fleuve rougissent de son sang.