jeudi 17 septembre 2009

Enfant Hybride (Extrait d'un manuscrit virtuel IV)


« Ils sont complètement différents de mes élèves », a dit Irène. Elle observait quelques adolescents au Parc Monceau.
« On dirait une autre espèce d’êtres humains. Ils sont sûrs d’eux, on ressent une grande aisance dans leur attitude. Ils se tiennent le dos droit, la tête haute. Leur regard se dirige vers le lointain. Leurs mouvements sont souples, lascifs. Ils expriment presque une certaine arrogance. Ils sont réussis physiquement aussi. Ils aiment se montrer, sont bien coiffés et bien habillés. Ils n’ont pas peur du futur. Et ça se sent. Ils se dirigent tout droit vers un futur qu’ils savent prodigieux, tout prêt, juste à saisir devant eux. »

Devant une fontaine, des enfants étaient assis sur le sol et faisaient des dessins. Ils devaient avoir entre sept et dix ans et ils recopiaient la fontaine à l’aide d’un crayon à charbon sur de grandes feuilles de papier blanc. Leur manière de dessiner avait déjà l’air assez expert. Ils faisaient quelques traits au charbon sur la feuille pour ensuite les étaler avec le doigt afin de travailler les surfaces. Ils se servaient d’une technique d’abstraction pour représenter les ornements de la fontaine et savaient mettre en valeur les contrastes entre le clair et l’obscur. Des passants s’arrêtaient. On entendait des « oh » et des « bravo » et les petits artistes étaient parfaitement à l’aise pour entrer en contact avec leurs spectateurs. Ils donnaient des explications concernant les techniques qu’ils étaient en train d’apprendre, parlaient de leur récente visite au Louvre, au Département des Antiquités grecques et romaines. Un garçon dont le dessin était particulièrement réussi nous a proposé l’achat de son œuvre. « C’est aussi bien qu’un Picasso. Un million d’euros - vous ne voulez pas les lâcher? » a-t-il dit d’un air malicieux.

« Mes élèves sont exactement le contraire des ces enfants-là », a poursuivi Irène. Ils ont l’air stressés, tourmentés. Tristes aussi. Ils ont peur du futur. Ils n’ont pas d’estime d’eux-mêmes. Ils cherchent à se cacher. Ils cachent leur corps dans des vêtements très larges, ils se tiennent courbés en avant. Et ils sont tellement maladroits pour se faire entendre, pour engager un dialogue. A la place d’un échange de paroles ils se mettent tout de suite à se bagarrer, à s’insulter. »

De telles observations m’interpellent. Elles me renvoient à ma propre enfance. J’ai été un étrange enfant hybride entre ces enfants bien insérés du Parc Monceau et les enfants perdus dont parlait Irène. L’absence de soutien parental fragilise. Avoir des parents forts derrière soi à l’inverse - à la maison, quelque part dans une entreprise, dans un bureau, donne de la force. J’imagine que dans ce cas-là, on ressent en permanence une main dans le dos qui pousse, qui guide, qu’on entend une voix qui souffle dans des moments difficiles des mots d’encouragement, de confirmation à l’oreille. J’avais toujours honte de dire ce que faisaient mes parents. Je ne pouvais tout simplement pas le dire. On ne peut pas avouer devant les autres que sa mère est mentalement malade, que son père est au chômage, que les deux ont divorcé et qu’on vit d’allocations de l’Etat si les autres ont des parents forts, unis, aisés et en bonne santé. Alors on triche, on se met à fabuler. On évite le sujet. Je suis logiquement devenu quelqu’un de replié sur soi-même et de solitaire. Je ne pouvais pas me lier aux autres. Ils avaient de l’argent de poche, je n’en avais pas. Ils avaient des jeans à la mode que je n’avais pas. Ils partaient en vacances, moi non. Ils pouvaient inviter leurs amis à la maison, - moi je ne pouvais pas le faire. C’était trop compliqué d’inventer une vérité parallèle pour remplacer la réalité. On ne peut pas vraiment l’expliquer mais il est foncièrement impossible de s’amuser avec une bande de potes si l’on sait que sa mère pleure en même temps dans son coin à la maison, qu’elle se tient recroquevillée sur une chaise, un mouchoir entre les mains et une dizaine d’autres déjà utilisés étalés sur une table devant elle et qu’elle répète dans une interminable litanie qu’elle est toujours seule, qu’elle na plus personne d’autre que ses enfants et qu’elle mettrait un terme à ses jours , si seulement elle avait la force de le faire. C’est ainsi que je me rappelle ma mère d’il y a vingt-cinq ou trente ans, enfermée dans une interminable nuit de solitude et de tristesse. J’avais des troubles de la concentration aussi. Je n’arrivais pas à suivre ce que les profs racontaient là-bas devant leur tableau, cela coupait sans arrêt, même si je faisais les plus grands efforts. Cela vibrait devant mes yeux, il y avait comme des fils qui tournaient ma tête en direction de la fenêtre ; c’était comme un mécanisme qui déclenchait des rêves, des rêves de pays lointains et sauvages, l’Alaska ou la Suède, où je construisais une maison avec des troncs d’arbres, chassais des élans en compagnie de mon ami, un ours orphelin. Ces voyages imaginaires dans un monde bien aimé et intact alors que j’affichais un regard attentif et intéressé, constituaient une énorme délivrance pour moi. Ils me permettaient de faire une pause, de m’extraire temporairement du réel, de la vie.
Une fois les cours terminés, je rentrais à la maison où ma mère avait préparé un repas qui était souvent très réussi à première vue mais tellement salé qu’on pouvait à peine y toucher. Il y avait là quelque chose de similaire avec ses dessins, cette étrange façon de créer, de faire quelque chose de beau et de bien pour le jeter, le gâcher en même temps. Je me réfugiais chaque après-midi sur une colline à proximité de la ville, où alternaient des bois, des prairies, des haies. J’y observais les oiseaux. Il n’y avait que ça pour moi à cette époque, quand j’avais à peu près l’âge des petits dessinateurs du Parc Monceau : les oiseaux. Les observer, les reconnaître, être proche d’eux sur cette colline. C’était mon seul intérêt. La seule occupation qui me faisait éprouver un véritable, très intense et pur bonheur. Je les étudiais préalablement dans un livre. Il n’existe plus car ma mère l’a jeté un jour. Mais je peux le feuilleter dans ma mémoire comme si je le tenais entre mes mains. Il avait un format assez inhabituel, la forme d’un rectangle très étiré ; sur la première de couverture se trouvait un hibou peint en brun foncé qui me regardait droit dans les yeux. L’intérieur était composé de double-pages qui faisaient le portrait des oiseaux. Sur la page de droite de chaque double-page se trouvait la représentation peinte de l’espèce en question et sur la page de gauche quelques notes sur son habitat, ses habitudes nutritionnelles, sa reproduction etc. On trouvait également de petites esquisses dans la marge qui permettaient de reconnaître l’oiseau pendant le vol et qui donnaient des informations concernant sa répartition, ses habitudes de reproduction, la densité de sa population.

Je ne ressentais pas de main forte dans le dos. Je n’avais pas de voix qui me soufflait des mots d’encouragement à l’oreille. Mais j’avais une colline sauvage, un livre et mes oiseaux qui me permettaient de rester moi-même dans la solitude et me procuraient un certain bonheur. Il n’y a aucun doute - cet univers mi-rêvé, mi-réel est le précurseur très direct de l’écriture que je pratique aujourd’hui à la place. Elle m’apporte le même bonheur, la même paix, la même patrie intérieure dans de longs moments de solitude.