vendredi 8 mai 2009

Jour d'été (extrait d'un manuscrit virtuel III)

Le jour se lève. Une lumière jaune et chaude pénètre dans la chambre. Irène enfile un justaucorps de danseuse, une jupette grise. Elle essaye d’arranger ses cheveux, met de petites épingles, les enlève, les pince à nouveau. Les vagues du lac claquent avec une monotonie absolue contre les murailles de l’embarcadère, contre les marches à ses côtés. Elle est magnifique; le tissu élastique du justaucorps dessine sa silhouette dans une pièce de vacances, inondée de lumière. Elle avance un petit pas devant le miroir, pose ses mains sur les hanches. Elle examine ses seins ; avance une épaule et l’autre dans un léger mouvement de torse. Des montagnes surplombent le lac. Elles sont harmonieuses, régulières comme des bosses de chameaux, comme des courbes de Gauss. D’immenses forêts couvrent les versants sans la moindre lacune comme une floconneuse mer d’écume verte.
« Ils sont trop petits, tu ne trouves pas? »
« Quoi? »
« Mes seins. »
« Ils sont d’une taille parfaite. »
« Tu me rassures. »
« Je dis la vérité. Viens, on descend prendre le petit déjeuner. »
« Il me manque juste des chaussures. »
« Prends les chaussures de randonnée ... »
« Avec la minijupe? »
« C’est très joli. On va marcher tout à l’heure. Le terrain s’annonce difficile. Ça grimpe. »

On s’installe sous les arcades de la maison. Tout est déjà préparé. Il y a du jus d’orange dans de petites carafes élancées, des croissants. Du café et du thé. Un bateau arrive. Il prend quelques passagers, puis s’éloigne. Il y a un léger souffle venant du lac, qui caresse les mèches d’Irène ; un claquement métallique vient des mats des drapeaux qui bordent le lac en alternance avec des pins et des hibiscus en fleurs. Avec le va-et-vient du claquement des mats, les drapeaux se déplient par moments avec peine. On feuillette les journaux qui sont déposés sur une table voisine: pour la première fois depuis un siècle un ours s’est aventuré dans le parc national. Il a abattu un veau en lui donnant des coups de patte sur la hanche et sur la tête. La mère la plus sanguinaire de tous les temps vient de tuer neuf de ses treize enfants.
On approche de l’eau. Elle est très claire, couleur menthe, un peu laiteuse. Le lac n’est pas large, mais très long. Il se perd de vue dans le lointain. Le clapotis des mats s’éteint parfois dans le vacarme d’un hors-bord qui passe à toute allure ; puis il reprend, se mêle dans le bruit des vagues qui atteignent la rive une minute ou deux après le passage du bateau. Curieux, ces drapeaux partout. Ils flanquent les fenêtres, les arcades, se poursuivent à perte de vue.
« Tu crois que c’est toujours comme ça chez eux? Cette abondance de drapeaux? », demandai-je à Irène.

Elle hausse les épaules. Puis elle dit:

« Tu ne crois pas que c’est pour les touristes? Pour afficher un air sympa, folklorique? »
« Tout ça que pour les touristes? Ça m’étonnerait. Ils doivent bien préparer quelque chose, - une fête, une commémoration ... »
« On pourrait demander à quelqu’un. »
« Laisse tomber. On verra bien. »

Un chemin aux cailloux lisses et ovales mène sur les hauteurs de l’arrière-pays. A chaque pas ou presque des lézards se précipitent avec un petit mouvement en zigzag dans les fissures du mur qui borde le chemin.

« Regarde les lézards! »
« Où ? » dit Irène.
« Là, sur le mur. Tu ne les vois pas? Là, t’as vu? »
« Non, je ne vois pas de lézard. »
« Regarde bien. Ils sont parfaitement camouflés, mais tu peux facilement apercevoir leur mouvements. »
« Ah oui, là! J’en ai vu un. Et là, un autre. Oh, ils sont jolis! On dirait des petits bracelets. »

Le village vu de haut, cette fine lame de maisons qui se colle au bord du lac, ressemble à quelque chose comme un croissant encore chaud et odorant, à une queue d’écureuil qui s’enroule autour du tronc d’un petit arbre. La végétation est luxuriante. Epaisse, grasse. Incroyablement abondante. Tous ces magnolias, figuiers, eucalyptus, leur volupté huileuse, leur éclat sucré évoquent le jardin d’Eden, le Paradis. Leur beauté est formelle, définitive. On n’a pas d’autre choix que de trouver cela merveilleux, splendide. Il y a des cyprès aussi. Des pics verticaux qui donnent des accents géométriques en alternance avec des terrasses qui coulent en lignes parallèles sur les collines comme les cordes d’un instrument. Et pourtant il y a quelque chose qui ne va pas. Il me manque de l’espace, des horizons lointains. Des murs vides qui me permettraient de reposer mon regard, de respirer. Pour l’instant je ne me confie pas à Irène. Elle prend des photos de partout, me remercie de l’avoir amenée ici, envahie d’une profonde joie, dans ce paradis.
« De toutes ces plantes, dit-elle, je préfère les oliviers. Le scintillement soyeux de leur petites feuilles, ce gris argenté, leurs branches tordues. Et regarde, en face, ce joli village dans la baie sur l’autre rive, tu crois que c’est déjà l’Italie? J’aimerais y aller. Il y a sûrement un bateau. Mais d’abord on va nager. Et faire un pique-nique. Non, d’abord manger et ensuite nager. On achète du Parmesan, du jambon et du pain. Des olives aussi. Il est vraiment trop joli ce village dans la baie d’en face. Donne-moi la carte. On verra si c’est bien l’Italie. »

Elle a déplié la carte sur le sol, posé l’index dessus.

« On a donc fait ça et ça, ensuite ... hm. Comprends pas. »
« Logique si tu confonds les lacs. Regarde: on a fait ça et ça, puis ça et on est .... attends ....là! »
« Bon. C’est donc ça le village qu’on voit. »
« Sans doute. »
« Et ce trait là c’est bien la frontière ... »
« Absolument »
« C’est donc bien ça, le village est en Italie. »
« Pourquoi ça t’importe tellement que ce village soit en Italie ou non? »
« Parce que c’est excitant d’être si proche d’un autre pays. Il y a sûrement des choses qui changent, qui sont différentes. On est ici, on traverse le lac, on sera en Italie et l’inverse. Je suis très curieuse d’aller en Italie, de comparer. »
« Tu crois vraiment qu’il y a des choses qui changent? »
« Il y a toujours des choses qui changent d’un pays à l’autre. »
Quel moment de bonheur quand le bateau s’élance, ce moment entre deux rives quand le connu s’éloigne, l’inconnu s’approche, quand les deux se mêlent pendant quelques moments énigmatiques au milieu du lac. Comme c’est agréable de sentir l’air frais et pur du milieu du lac se précipiter contre soi, de sentir les vagues qui nous bercent, nous rapprochent d’un état de demi-sommeil pendant le temps d’une charmante illusion fugitive. De nouvelles images s’ouvrent à notre regard, des images qu’on ne peut voir de nulle part ailleurs que depuis le milieu du lac. La colline qui abrite le village monte et devient montagne, le village grimpe, gagne en hauteur, des maisons s’accrochent où elles peuvent. Apparaissent des vignes, des plantations en lignes, la ruine d’un château. Un deuxième village, un nid serré de cubes orange, un clocher fin et pointu comme un cyprès. Elle avait raison. La propreté méticuleuse d’en face ne se poursuit pas ici. Des flots d’air nauséabonds nous parviennent de la gare à proximité, les poubelles publiques débordent. Les plantes paraissent assoiffées, mal arrosées, la couleur des maisons se dissout, laisse derrière elle des taches pâles et grises. Du bitume sur le sol. Du bitume qui se casse, une croûte spongieuse qui se décompose; l’infrastructure touristique est absente; les gens ont l’air d’utiliser des outils de fer et leurs muscles pour travailler. La promenade le long du lac est splendide. L’eau est d’une clarté absolue, fluorescente, gélatineuse. Les rayons du soleil se brisent dans le balancement de la surface, couvrant le sol d’un réseau d’ondoyants filaments jaunes en agitation permanente. De minuscules poissons s’enfuient à l’approche de nos ombres dans une sorte de confusion scintillante, comme des clous qu’on aurait jetés à grandes poignées dans l’eau. On s’installe sur la terrasse d’un café tout près de l’eau. Nous lisons quelques pages d’Hemingway. Irène lit doucement, d’une voix réprimée pour ne pas gêner nos voisins. Je l’écoute attentivement, en contemplant avec stupeur l’immense feuille d’un bananier, enroulée comme un cigare, ou en train de se dérouler, je ne sais pas. J’interromps Irène après quelques pages car l’envie me prend de prononcer une petite éloge d’Hemingway. Tout passe par les sens, a été ressenti par un cœur humain, intact et timide avant de devenir parole. Il n’y a pas de barrière intellectuelle qui priverait qui que ce soit de cette littérature. C’est tellement agréable à lire, à entendre. Jamais de jugement, jamais de leçon morale, jamais de mode d’emploi pour la vie. Ça parle, c’est tout. Tu as observé comment il fait le portrait du narrateur? En si fines touches, à l’aide de quelques dialogues, en nous faisant entendre sa voix, en le faisant parler avec un certain rythme, à travers la longueur des phrases, le choix des paroles … C’est tellement fin. C’est somptueux. Il ne nous a pas dit avec un seul mot comment il a l’air physiquement et pourtant je le vois, son visage, ses mains, ses gestes - tout est là. Je trouve ça très émouvant. Irène reprend la lecture et je change mon sujet d’observation: une famille de cygnes se ballade, deux magnifiques exemplaires adultes, trois petits maigrichons, gris et poilus, s’arrêtent pendant un temps devant la terrasse. Je suis très sensible à la symbolique de ces petits cygnes. Penser à leur potentiel de métamorphose, à leurs capacités de s’en sortir, me donne chaud au cœur. « Rira bien qui rira le dernier » le proverbe me frôle l’esprit et je leur lance un petit sourire. J’interromps à nouveau Irène. Dis, Irène, quelles sont, d’après toi, les qualités les plus importantes d’un bon écrivain? Quelles sont les caractéristiques principales de la bonne littérature? « Alors! » a-t-elle aussitôt commencé en fermant le livre et en bougeant ses mains d’un geste énergique, dans l’espace entre nous, « écoute: tout est question du fond et de la forme. Il doit y avoir les deux, c’est indispensable. Le fond est important, la forme est essentielle. C’est-à-dire qu’un bon écrivain doit avant tout être un poète. S’il ne l’est pas, il ne fera jamais un bon romancier. Il doit changer de profession. Qu’il devienne alors journaliste ou sociologue ou je ne sais pas quoi, car la véritable vocation de l’écrivain n’est pas d’étaler devant nous son savoir mais de le creuser. Il ne reste pas à la superficie des choses, mais sa mission est d’explorer leur profondeur. Ainsi, si le sujet est intéressant, l’écrivain peut sans problème traiter un sujet déjà connu, si seulement il a une forme propre, nouvelle, originale pour l’aborder. Un bon écrivain nous aide à comprendre des choses que nous connaissons souvent déjà, que nous ressentons depuis longtemps, mais que nous n’arrivons pas à saisir, à exprimer. Il enlève le voile brumeux qui cache la montagne dont nous connaissons l’existence, mais que nous n’arrivons pas à voir, à approcher. Bergman dit que seule la musique peut parler de la mort. On ne peut pas mieux l’exprimer et cela s’applique à la littérature aussi dans la mesure où la musique en littérature c’est la poésie - le rythme, la mélodie de la phrase qui naît des mots mais qui dépasse l’information objective qu’ils portent. La poésie d’une phrase, c’est sa psyché, son âme - et une phrase sans psyché et sans âme qui veut parler des dimensions profondes de notre existence, n’arrivera jamais à nous interpeller, à nous convaincre. Un auteur qui n’a pas la fibre poétique comme Edna Alcar ou Samuel Tisch pour donner des exemples, mais qui s’en prend tout de même aux choses existentielles, produira à coup sûr des clichés, emploiera des déjà-dits de premier degré; il arrivera à la rigueur à nous divertir, à dévier notre attention de nos soucis quotidiens, - le stress, l’état des cheveux etc., mais il n’arrivera jamais à nous changer, à nous toucher en profondeur. Pourtant un véritable livre doit faire cela. Il doit nous faire grandir. On doit se sentir différent après la lecture d’un livre. Et cela passe par le fond et la forme et donc, car la forme prime sur le fond, par la poésie. J’ai beaucoup d’estime pour Houellebecq. C’est un de mes auteurs contemporains préférés, mais il m’a vraiment très déçue quand il a dit que la science seule dit la vérité et que tout ce qui est scientifiquement faisable sera fait. Cela m’a paru comme une trahison. La littérature n’a pas à essayer ainsi de se faire bien voir des sciences. J’ai envie de dire à lui aussi qu’il n’a qu’à changer de profession et se faire embaucher dans un labo. La littérature dit également la vérité, et cela probablement de manière plus juste et profonde que les sciences car elle ne s’arrête pas devant l’invisible, au contraire, c’est là où elle se lance, où elle découvre son champ de travail. Qu’est-ce que la science peut bien dire sur la mort? Qu’est-ce qu’elle peut espérer obtenir comme résultat en examinant une larme par exemple, la glande qui la produit, des neurones qui éjectent quelques molécules - pour parler de la tristesse ? Ou de la solitude ? Ou de la mort qui nous rendent tristes ? »