dimanche 20 mai 2012

Monika



Cela faisait cinq jours que la névrose d’angoisse des grands-parents s’abattait de plein fouet sur la famille.

« Attention, c’est très dangereux »,

voilà la phrase omniprésente d’Opa qui finissait par étouffer tout élan de vie, toute spontanéité au sein de la famille ; monter ou descendre une marche, se mettre pieds nus dans le jardin, marcher dans les rues, monter à l’étage en ayant l’enfant agrippé sur le dos – plus rien ne pouvait être fait ni même envisagé sans les avertissements de l’homme en alerte, hanté par les ténèbres de son existence. Quand Lukas demanda à ses parents si, dans le pays où ils allaient passer les vacances il y avait bien des ravins le long des routes, dans lesquels on pouvait se jeter pour se mettre à l’abri des voitures qui passent et quand il se mit à toussoter dès l’apparition du moindre nuage dans le ciel d’été, Lucien, son père, réalisa que la névrose grand-parentale était sur le point de pénétrer le monde jusque-là naïf et confiant de l’enfant et il décida de quitter la maison immédiatement. Il chercha deux brosses à dents, mit une veste, prit son enfant dans les bras et informa les autres qu’ils allaient passer la nuit, Lukas et lui, dans un hôtel. L’annonce de Lucien provoqua des réactions immédiates devant la porte d’entrée de l’appartement haussmannien. Opa obstrua de son thorax l’embrasure de la porte ; « on sera obligé d’appeler la police si vous partez de la sorte avec notre petit-fils » murmura Oma, la figure figée par une réprobation profonde ; « je suis enceinte » suffoquait Nina allongée au sol devant son mari, « enceinte. Tu ne peux pas me faire ça ». Lucien libéra le passage au moyen d’un coup d’épaule inattendu dans les côtes d’Opa, descendit les escaliers à grandes enjambées. Il coura dans les rues pendant dix minutes au moins sans poursuivre de but, puis il arrêta un taxi. Il indiqua au chauffeur l’adresse d’un petit hôtel dans l’est de la ville. Au milieu de la chambre qui sentait le renfermé et les urines, ils trouvèrent un vieux lit grinçant. Ils redescendirent. Lucien régla la note. Il changea de plan, loua une voiture. Lukas voulait qu’ils prennent une Audi. Ils prirent une grosse Audi rouge, puis foncèrent vers l’autoroute. Lucien accéléra. 130, 150, 170 – attention, c’est très dangereux – le murmure abyssal d’Opa rattrapa l’homme en fuite, 190, 200, danger de mort et c’est la victoire, Opa se tait, l’enfant jubile sur la banquette arrière, « plus vite, papa, plus vite » et Lucien enfonce l’accélérateur à fond, 210, 220, « c’est bien, c’est très bien papa, encore, encoore papa, plus vite ... Lucien freine brutalement. Il gare la voiture sur la voie d’arrêt d’urgence. Il est trempé de sueurs froides. Lukas ne comprend pas. Il est ivre, son petit corps frémissant est secoué par des rires fous, il a le regard en flammes. Il veut reprendre la route. Ils voyagent durant toute la nuit.

***

Les portes de la vieille ferme étaient ouvertes. Des enfants circulaient dans la cour. Ils saluèrent Lucien et Lukas au passage en actionnant la clochette de leur vélo. Une corneille marchait dans l’herbe haute en bordure de la cour. L’air coulait en vagues fraîches et invisibles le long des flancs des montagnes dans la vallée. Elle portait en elle l’odeur des prairies d’été, l’oxygène épicé des sommets boisés. Une femme apparut dans la cour. Elle salua les nouveaux arrivés d’un ton cordial. Lucien demanda si elle pouvait les héberger. La femme les guida dans un appartement sous le toit de la maison. Elle leur apporta des aliments et des boissons. Lucien et Lukas s’allongèrent sur le grand lit de la chambre. Lukas s’endormit. Son père se releva aussitôt. Il sortit sur le balcon. Les enfants circulaient toujours autour de la maison. Ils conduisaient des vélos, des tracteurs en plastique, donnaient des coups de pied dans les ballons qui traînaient en abondance sur le terrain. Une route, étroite et grise descendit vers la ferme en surgissant brusquement sur le dos d’une colline sous le ciel éblouissant. Un petit vélo rouge vif était stationné en plein milieu de la chaussée. Des paquets de troncs d’arbres, récemment coupés sembla-t-il à Lucien, étaient déposés le long de la route. Des enfants se balançaient sur les troncs, d’autres approchaient de la ferme en descendant la route en courant. De temps à autre une voiture approchait. Certaines faisaient demi-tour une fois arrivées auprès de la ferme, d’autres se garaient sur un petit parking. Lucien retourna dans la maison. Lukas dormait toujours. Sa poitrine se gonflait et retombait paisiblement au rythme de sa respiration. Il aura bientôt cinq ans. Lucien embrassa son front doré, l’épaule droite, dénudée. Il se redressa, regarda par la fenêtre. Au rez-de-chaussée de la maison d’en face quelqu’un construisait un mur. Près de la maison, sur une petite pelouse, il aperçut un clapier. Il distingua quelques oreilles de lapin.

« Lukas, réveille-toi », chuchota-t-il à l’oreille de l’enfant. « Il y a des lapins dans le jardin ». L’enfant ouvrit les yeux. Il voulait voir les lapins. Lucien prit son fils dans les bras, lui montra le clapier au loin. L’enfant n’arrivait pas à les reconnaître. Il descendirent dans la cour, demandèrent à l’homme du chantier s’ils avaient le droit d’approcher du clapier. Ils avaient même le droit d’ouvrir les portes et de sortir les bêtes. Dans la pénombre du chantier se précisa la silhouette d’une jeune femme. Ils approchèrent du clapier, la jeune fille les suivit sur quelques pas, puis fit demi-tour. « Elle avait envie de nous accompagner, mais elle n’a pas eu le courage » se dit Lucien à lui-même en poursuivant avec Lukas le chemin jusqu’au clapier. Lukas trouva les lapins très jolis. Il leur offrit des tiges d’herbe fraîche qu’il faisait passer à travers les trous du grillage. Lucien retourna au chantier. L’homme expliqua qu’il construisait des chambres supplémentaires pour les enfants, l’appartement dans la maison mère était devenu trop petit pour les adolescents. La jeune fille réapparut. Elle s’approcha de Lucien. L’éclat de son regard lui parlait de paix. D’une infinie sérénité juvénile et de paix. Elle poursuivit son chemin, rejoignit Lukas devant le clapier. Lucien la suivit. Elle donna à Lukas les noms des lapins, ouvrit les portes. Elle lui montra comment les caresser, comment les prendre dans les bras. Lukas répondit qu’Opa lui avait dit de ne jamais approcher d’un animal qu’il ne connaissait pas. Lucien ressentit soudain un pressant besoin d’uriner. Il s’éloigna, se rendit à la face opposée de la maison. Il y trouva du fumier. Des bruits bruts se dégageaient par à coups d’une porcherie. Il pissa contre le fumier. La fille le suivit. Il avait à peine terminé qu’elle arriva près de lui. Ses cheveux se déversaient en flots luisants sur ses épaules. Lucien lui demanda son nom.

« Monika. Et toi ? »
« Lucien. »
« Monika Maria. »
« Tu as quel âge ? »
« Quatorze ans. Presque quinze. »
« Tu es très jeune. »

Monika poussa la porte de la porcherie. Celle-ci s’était à peine mise à grincer que les occupants de la bâtisse foncèrent en un mouvement anarchique et violent vers les écuelles, se disputant les meilleures places au moyen de coups d’épaule et de morsures. Une grosse truie était allongée dans un compartiment solitaire. Elle allaitait une petite meute de porcelets. La porcherie entière frémissait dans l’agitation explosive des bêtes. Monika s’était adossée contre un mur près de la truie. Elle tira l’homme vers elle d’un geste délicat, chuchota quelques paroles. Lucien ne pouvait les entendre dans le boucan infernal de la porcherie en révolte. L’adolescente arborait des seins généreux sous son shirt, discordants en quelque sorte avec sa silhouette fluette. Elle ferma les yeux. Lucien approcha ses lèvres de celle de l’adolescente, esquiva la bouche au dernier instant, posa ses lèvres sur la joue de l’enfant, les laissa couler le long de son cou ; Monika mordit l’homme tendrement ; elle lâcha ses mains, s’en alla. Lukas faisait des tours de tracteur dans la cour. L’homme du chantier était parti. Lucien prit Lukas par la main, remonta avec l’enfant à l’appartement. Monika les suivit. Elle aida Lucien à préparer le repas du soir. Elle mit trois couverts. Le soleil du soir, venant du sommet d’une belle colline, pénétra dans la pièce. Monika commenta à Lukas les images de son livre.

« Je peux être sa sœur ? » demanda l’adolescente après qu’ils aient commencé le repas ensemble.
« Comment ça ? », dit Lucien. « Pour jouer ? »
« Non. Pour de vrai. J’aimerais être sa sœur. »
« Si tu veux. Sois sa sœur alors. »

La nuit Monika revint, se faufila à travers la porte, se glissa sous le corps massif de l’homme.

« Je suis enceinte » fit la jeune fille d’une voix toute petite. « C’est mon grand-père qui l’a fait. »
« Il faut avorter » répondit Lucien.
« C’est trop tard. J’ai déjà du lait dans les seins. »


« Je voudrais que tu sois le père » poursuivit Monika en enlaçant le torse de l’homme. « Je voudrais tant que ce soit toi le papa, non grand-père. »

Le lendemain ils reprirent la route. Lucien avait décidé de rouler toujours tout droit, de s’éloigner toujours plus des lieux d’où ils venaient. La famille était complète. Il n’y avait que Nina qui manquait.








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