J’avais dix-sept ans quand j’ai revu mon père. Je n’avais pratiquement pas de souvenir de lui et les informations dont je disposais étaient floues et contradictoires. Quand est-ce que je l’avais vu pour la dernière fois? Je devais avoir trois ou quatre ans. Pas plus. Je lui ai envoyé une lettre, disant que j’étais son fils et que voulais savoir qui il était. Il m’a répondu que j’étais le bienvenu et qu’il fallait venir à Bochum. Bochum, - c’était aussi la dernière étape de sa carrière professionnelle, si j’étais bien informé. Il y était employé au Hegel-Institut, où il travaillait sur une édition complète de l’oeuvre de Hegel. J’imaginais Bochum comme une ville laide, un coin de cette gigantesque agglomération de cités industrielles de la région de la Ruhr, que je me représentais comme un paysage dévasté, bétonné et sale, plein d’usines avec d’immenses cheminées qui noircissent l’air, de trous géants desquels on sort des montagnes de charbon, de cités délabrées, bourrées de travailleurs malades. Sur le quai à Bochum, je l’ai vu se diriger sans hésiter vers moi. Il m’a serré la main et m’a présenté Evelyne, sa nouvelle compagne, une dame un peu frêle et pale, aux cheveux blonds. Je me suis appliqué à être distant et réservé, pourtant je ne pouvais me défendre d’une certaine sympathie vis-à-vis de ces deux personnes, très décontractées, habillées de vieux jeans, qui m’attendaient sur le quai. Je me souviens de mon étonnement quand il m’a reconnu si facilement après tant d’années et aussi de son aspect physique très remarquable, de cette immense barbe noire, de ce front proéminant, très haut. On m’avait parfois dit qu’il avait « un côté Socrate », ce qui était vrai comme j’ai pu le constater. La voiture, une Renault4 en mauvais état, que conduisait Evelyne, s’est dirigée contre toute attente dans une région rurale, pas moins pittoresque que la vallée du Rhin, mais plus plate. S’y succédaient des prairies où broutaient des vaches, des champs, des petits bois. A un moment donné, la Renault a bifurqué sur un étroit chemin qui nous a conduit dans une petite vallée où elle s’est arrêtée devant une vieille maison à colombages. « C’est donc ici où il s’est réfugié, me suis-je dit. Pas désagréable comme site. » Il y avait une grande terrasse équipée de deux tables et de plusieurs chaises pliantes devant la maison, il faisait beau, un berger allemand somnolait sur les pavés réchauffés par le soleil, des oiseaux chantaient et battaient des ailes dans les buissons. Apparemment il avait changé de centre d’intérêt. Il y avait, par-ci par-là, des objets de poterie, - des vases, des cruches, des saladiers - dressés sur des socles en bois ou en pierre. Des feuilles de papier se soulevaient doucement dans le léger vent de printemps, étalées sur les deux tables. J’étais venu pour lui faire une sorte de procès, pour lui demander des explications. Ce moment allait venir. Mais dans l’immédiat j’étais assez perplexe devant le contraste entre ce portrait d’un monstre qu’on m’avait inculqué au fil des années et ce lieu accueillant et romantique, qui respirait le bon goût, le savoir-vivre, une sorte d’omniprésence des arts et de la nature. Evelyne s’était éclipsée et mon père - il voulait que je l’appelle Johannes, pourtant ce n’était pas son vrai prénom - était parti dans la cuisine finir de préparer un repas qu’il avait commencé dans la matinée, avant mon arrivée. Je me suis approché des tables. Sur quelques feuilles il y avait des taches de couleur, sur d’autres quelques mots. Je me suis aperçu que c’étaient des poèmes. Sur l’une des feuilles était posé un stylo, et il me semblait qu’il venait juste d’écrire le poème qui y figurait: Weisheit ist längst ausgeplappert Vor- und rückwärts rezitiert. Hör nur wie die Mühle klappert Hör bis jeder Sinn erfriert. Armut, Reichtum, Mensch und Tier. Denk daran und bleib bei dir (in dir). « Je m’occupe, tu sais, je l’ai entendu dire tout à coup. Comment tu le trouves? » « Pas mal. Bien. » « Je suis en train de mettre au point une nouvelle technique de peinture. Tu vois comment ça scintille, comme la peau d’un lézard? Il y a plusieurs étapes. Il faut d’abord mettre de l’encre de Chine, puis couvrir avec une épaisse couche de sel. Une fois l’encre séchée il faut secouer les feuilles pour faire partir le sel et ajouter du thé à la place d’une couleur habituelle, mais du thé extrêmement fort, très foncé au point qu’on ne peut plus le boire. Nous pouvons manger quand tu veux. Maintenant ou plus tard, c’est vite réchauffé. Si tu veux je te montre les alentours d’abord. » Il marchait extrêmement vite. J’avais du mal à le suivre. Je n’arrivais pas à comprendre, - il voulait me fuir ou me fatiguer ou quoi ? Probablement qu’il voulait tout bêtement éviter qu’on parle. On s’est arrêté devant des vaches. « Je les aime beaucoup, dit-il. J’essaye parfois de les dessiner. Leurs mouvements, leur posture, juste d’un seul trait. C’est très difficile. Mais parfois j’y arrive. J’aime beaucoup Rodin. Ses dessins, sa manière de les colorer. J’essaye de faire comme lui. Enfin ... à ma manière. Ce n’est pas pareil quand même. » Il s’est remis à marcher, aussi vite qu’avant. Ça commençait à bien faire. J’avais mal aux mollets et je commençais à me sentir fâché. On a traversé une forêt et à la sortie on s’est retrouvé devant une brasserie. L’intérieur était plutôt délabré, crasseux. La fumée stagnait dans l’air et il y avait un vieux blaireau empaillé, gris de poussière, un oeil en moins, négligemment fixé au mur. Johannes s’est installé au bar. La serveuse l’a reconnu aussitôt et lui a servi une bière. J’ai pris un coca. D’autres clients se sont tournés vers nous. C’étaient tous des potes de mon père, en tout cas des gens qui le connaissaient bien. On était rassemblés autour du zinc, la serveuse a rempli les verres vides, sans demander l’avis des clients. « C’est un docteur en philosophie, ton père, m’a déclaré l’un d’entre eux, un type gluant qui sentait l’alcool et avait les dents pourries. « Merci, je m’en fiche », j’avais envie de dire. « Mais il est comme nous, a-t-il poursuivi en me touchant l’épaule, comme nous, les travailleurs et les chômeurs. C’est pourquoi on le respecte beaucoup, ton père. Il est vraiment quelqu’un de bien, comme nous ... » - fiche-moi la paix ... « Comme nous, mais il est très cultivé, tu sais, un grand philosophe, ton père, mais pas prétentieux du tout, comme nous, comme nous. » Il a failli tomber en arrière, s’est agrippé à ma chemise, s’est remis péniblement en équilibre, « comme nous, les gens simples, les travailleurs et les chômeurs … » Après une demi-heure environ, Evelyne nous a rejoint. Elle a également pris une bière, puis on est rentré à la maison en voiture. On a peu parlé pendant le trajet. Mon père a vaguement évoqué le chômage, que c’était absolument impossible de se faire embaucher à son âge. Par contre - et en quelque sorte il allait de soi qu’il n’allait pas le faire - il n’a pas dit un seul mot sur les circonstances qui l’avaient fait devenir chômeur - lui, le grand philosophe, que même ses potes bourrés savaient désormais m’inculquer. A un moment donné, quand le silence est devenu trop pesant, il m’a parlé d’une plante qu’il trouvait particulièrement fascinante, une boule du désert comme il l’appelait et dont il venait d’acquérir un exemplaire. Il s’agissait d’une sorte de boule d’herbe desséchée qui habite les déserts, qui n’a pas de racines et qui se fait transporter par le vent en roulant sur de longues distances, des dizaines et des centaines de kilomètres, jusqu’à ce qu’elle arrive si le hasard le veut bien, dans une flaque d’eau. Alors elle se déplie, se transforme le temps de quelques minutes ou heures en une étoile scintillante, jusqu’à ce que la flaque d’eau soit desséchée à son tour. Alors elle se ferme à nouveau, se transforme en boule et lègue son destin aux aléas du vent. « Tiens, je te montre le lit que j’ai préparé pour toi » a-t-il dit en claquant les portes de la Renault. On a monté quelques marches jusqu’à une pièce aménagée sous le toit. Il y avait un matelas au milieu, une vieille armoire de paysan peinte de quelques motifs champêtres contre le mur opposé à la porte, des rayons de livres. « Je vais réchauffer le plat maintenant », a-t-il dit d’une voix humble. « Je peux t’aider … » « Ne t’en fais pas. La cuisine est très petite. De toute façon il n’y a pas la place pour deux. » Il a redescendu les marches et je me suis mis à explorer les étagères du regard. Il n’y avait pas d’oeuvres de philosophie, mais plusieurs sur les beaux-arts, l’architecture, la nature, - entre autres un volumineux guide des champignons, qui m’a fait penser au guide des oiseaux qui m’était si cher quelques années auparavant. Au bout d’un moment j’ai aperçu plusieurs livres rangés en sens inverse parmi les autres. J’en ai saisi un et voilà, je tenais en main un tome des oeuvres complètes de Hegel, éditées par mon père. C’était un livre lourd, d’une taille généreuse, agréable à toucher et à regarder. Le nom de mon père était gravé en lettres noires et palpables dans le carton épais et blanc de la couverture, et il contenait sur la première page une dédicace au Professeur Gadamer. J’avais tellement de mal à faire la synthèse des informations si opposées qui concernaient cette personne. Ça aurait pu être tellement facile de rester sur la thèse que c’était simplement un homme raté, un vaurien sans plus. Il aurait juste fallu ne pas venir ici, et je me serais épargné cette étrange expérience de faire connaissance avec quelqu’un d’autre, tellement différent de l’image préfabriquée. Evelyne était en train de préparer la table sur la terrasse devant la maison. Pendant le repas on a enfin parlé un peu d’elle; elle était éducatrice dans un jardin d’enfants à Bochum; cela se passait plutôt pas mal mais elle avait de sérieux problèmes avec son dos - l’arthrose précoce - qui l’obligeait à se mettre en arrêt régulièrement. J’ai appris que la maison qu’ils habitaient était à ses parents, qu’ils pouvaient y vivre sans payer de loyer, à condition qu’ils accueillent les parents plus tard, quand ils ne pourraient plus vivre seuls dans leur appartement de Hanovre. Le berger allemand faisait le tour de la table dans l’espoir de décrocher un bout des frikadellen que nous étions en train de manger. Quand il s’est aperçu que ça ne marchait pas, il s’est mis à chasser un papillon couleur citron en claquant des mâchoires, vainement, dans le vide. « Tu veux que je te montre la boule du désert? », m’a demandé mon père à la fin du repas. « Volontiers. » « Bon, je vais la chercher ... » « Tu sais, a dit Evelyne pendant son absence, Johannes a pleuré pendant toute la nuit précédent ton arrivée. Il est très perturbé ... » « Pourquoi? », ai-je répondu d’un ton plutôt sec. « Il faut que tu poses la question à ton père; je pense que c’est à cause des souvenirs ... » Il est revenu et Evelyne s’est à nouveau éclipsée, disant qu’elle avait un coup de fil à passer à sa mère. « Voilà, prends-là dans la main. On dirait qu’elle est morte, non? Mais attends, on va la mettre dans cette soucoupe et tu verras ... » Il a posé la boule du désert dans la soucoupe remplie d’eau. Ensuite il nous a ouvert à chacun une bouteille de bière. Il n’arrivait pas à me regarder. Il avait son regard fixé sur son paquet de tabac Samson, puis sur ses mains qui fabriquaient une cigarette. Il fumait sans cesse et je me suis rendu compte à ce moment-là qu’il avait plusieurs doigts de la main droite rougis par la fumée. Il a allumé la cigarette qui s’est dissimulée dans son immense barbe, puis il a pris une première gorgée de bière dans la bouteille. « Je sais qu’ils parlent mal de moi, a-t-il dit soudainement en levant le regard. Ils le faisaient déjà à l’époque et je n’ai pas de doute qu’ils le font toujours. Mais sois prudent avec tes jugements. Ce n’est pas vrai que j’ai rendu ta mère malade. Ils ont toujours dit cela. C’était tellement humiliant. Ma parole à moi n’avait aucune chance de se faire entendre. Cette maladie avait un jour fait intrusion dans notre vie, dans notre vie de couple et de famille. Je ne l’ai pas fait venir. Elle était simplement là, elle nous a prise de court. J’y ai assisté avec le plus grand étonnement, avec la plus grande surprise. Nous étions heureux. J’ai aimé ta mère. D’ailleurs, je n’ai jamais arrêté de l’aimer et je la considère toujours comme mon épouse. Mais la maladie l’a rendue méconnaissable. Il y avait un avant et un après et entre les deux pas de lien. L’amour de ta mère pour moi s’était soudainement transformé en haine. Je n’y étais pas préparé et je n’avais pas les moyens de comprendre, de réagir de manière juste. Il me manquait des repères, un minimum de savoir-faire. Les choses, la vie de famille qui venait juste de se mettre en place, avaient d’un coup échappé à mes commandes. C’était indiciblement triste. La femme avec qui je venais me marier et de faire des enfants, faisait soudainement preuve d’une invraisemblable énergie destructrice à mon égard. Tout ce qui constituait le fondement de notre futur semblait lui déclencher des aversions immaîtrisables. Cela allait jusqu’à détruire mes documents de travail. Mais le problème n’était pas vraiment là. Cela se pardonne ... » « Qu’est-ce qui ne se pardonne pas alors? » « Etre accusé d’être responsable de sa maladie. Etre accusé d’en être la cause. Se voir désavoué au moment où on perd la chose la plus précieuse, à la place d’être soutenu. Ils le disent toujours, n’est-ce pas? » « Oui. » « Je pense que tu as intérêt à te renseigner sur cette maladie, a-t-il poursuivi. Ce que je sais aujourd’hui est qu’elle s’installe comme n’importe quelle autre maladie et que personne n’en a la responsabilité. Du moins il faut être très prudent avec cela et si l’on veut absolument trouver des responsables concernant une jeune femme de 25 ans, qu’on les cherche d’abord là d’où elle vient, où elle a été élevée et éduquée. Je sais que tu passes beaucoup de temps chez tes grands-parents et je ne veux pas introduire le moindre mal dans ta relation avec eux. Je me permets tout de même de faire la remarque qu’une telle volonté de désigner un responsable me semble révélatrice en soi. Comment dire ... enfin: imagine tes grands-parents confrontés avec l’idée d’avoir la responsabilité, ou une part de responsabilité dans cette histoire. Cela n’est pas envisageable pour eux. Cela remettrait en cause les fondements même de leur existence ... » « Comment cela? » « Je me souviens de ta grand-mère comme quelqu’un d’extrêmement hygiénique, sans arrêt à la recherche d’une tache, d’une miette, préoccupée par la désinfection, l’aération de la maison et de ton grand-père comme quelqu’un de particulièrement attaché aux racines familiales, aux origines ... » « Qu’est-ce que tu veux dire par-là? » « Que ta mère, dans l’hypothèse où l’origine de sa maladie se situerait au sein de la famille, allait salir l’image propre, pure de la famille. Ils n’ont d’ailleurs - c’est juste un constat - jamais parlé de leur passé dans l’Allemagne Nazie. C’était complètement tabou comme sujet. » Je me suis alors souvenu de ma grand-mère lavant le riz à plusieurs reprises, une fois, deux fois, trois fois et comment je lui posais la question au bout de la quatrième fois de la raison pour laquelle elle s’efforçait à ce point de laver le riz, elle m’avait répondu qu’on ne savait jamais combien de noirs l’avaient eu entre les mains avant qu’il n’arrive chez nous. « Tu crois qu’il y a un lien? » j’ai poursuivi le dialogue avec mon père. « Cela est possible. Mais finalement je n’en sais rien. Seulement il me semble légitime de se poser la question s’il y a des choses refoulées dans cette famille. Cette vie modèle qu’ils vivent, ce lieu idyllique où ils habitent, à l’abri de toute suspicion, tout cela m’est parfois apparu comme une mascarade. Tu vois ça? Elle s’est dépliée. C’est magique, tu ne trouves pas? » La boule du désert avait, au fil des minutes, étiré ses filaments d’herbe et était désormais étalée dans la soucoupe, formant une splendide étoile au léger scintillement rose. « Elle me parle beaucoup cette plante, a dit Johannes. En quelque sorte elle me sert de modèle. Elle m’encourage. C’était un ancien ami d’études qui m’en avait offert une le soir .... Le jour où, quand je suis retourné à la maison, il n’y avait plus de famille. Il n’y avait que des pièces vides dans l’appartement et le ronronnement de la rue d’en bas … » « Je me souviens de ce jour, ai-je répondu. Tu étais au courant de ce qui allait se passer ou pas? Je n’ai jamais su. » « Je me doutais que ce jour allait venir. Mais je ne pouvais pas imaginer que cela allait se passer ainsi. Je vous avais dit au revoir le matin. Quand je suis revenu le soir, l’appartement était vide. C’était un moment terrifiant, et comment te dire, - depuis il y a quelque chose de brisé en moi, quelque chose comme une paralysie mentale, dont je ne me remets pas. J’ai perdu confiance en ce que je faisais. En mes qualités de père de famille, - mais aussi ma profession, la philosophie, que j’avais exercée avec dévouement et amour, ne me parlait plus. Elle s’était éclipsée de ma vie en même temps. Si j’ai pu continuer pendant quelques années encore, c’est parce que j’avais une certaine réserve de savoir, mais je ne pouvais plus rien construire de nouveau. Il me manquait la motivation, le moral. C’était foutu. J’avais honte aussi. Et alors ça, -il a soulevé à ce moment la bouteille de bière-, a commencé. » Après un moment, il a pris la boule du désert dans la main et l’a regardée avec un léger sourire sur les lèvres. Puis il a poursuivi: « Cet ami qui m’en avait offerte une le jour de votre départ avait dit qu’il me souhaitait de parvenir à faire comme elle. Eh bien, après quelques années d’errance et de repli, j’ai trouvé Evelyne et je suis arrivé avec elle ici. Regarde bien: elle n’a pas de racines. Dans mon imaginaire elle en avait dans son état d’origine, mais elle s’est séparée de ses racines, les a laissées enfoncés dans le sol d’où elle vient.
lundi 21 février 2011
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1 commentaire:
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt le texte. Très belle écriture, sans aucune affèterie. Ines
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