vendredi 17 septembre 2010

Souvenir (extrait d'un manuscrit virtuel)







Elle était allongée sur le canapé, tournée sur le côté. Elle se pinçait la racine du nez entre le pouce et l’index. Sur la petite table devant le canapé il y avait ses cigarettes, son café. « C’est triste comme tu vis maintenant », ai-je pensé. « Toujours installée sur ce canapé, soit assise à boire du café froid et à fumer tes cigarettes, soit allongée à essayer de trouver un peu de sommeil. Que puis-je faire? Si je viens chez toi on se dispute, c’est insupportable, tu me prends pour un intrus qui déstabilise ton univers, si je t’invite tu ne viens pas. Si je te propose de faire un petit voyage tu refuses. Que puis-je faire? C’est tellement triste. »

Quand j’ai levé le regard, je me suis aperçu que les reproductions de Manet et de Paul Klee n’étaient plus là. J’avais grandi avec ces toiles. A travers elles ma mère m’avait appris à apprécier les Beaux-Arts, elles étaient comme des membres de la famille. J’espérais qu’elle ne les avait pas jetées. Je me suis levé pour m’assurer que le Modigliani au dessus de son lit était à sa place. Oui, ouf! Je suis retourné dans le salon où j’ai vaguement regardé le courrier. Sur le bureau se trouvait, depliée, une lettre de la faculté de philosophie de Heidelberg.

Madame,
Hélàs, je suis devenu très vieux et tout me pèse. Veuillez m’excuser de vous avoir adressé un courrier. Ce n’était que l’expression de ma sympathie pour le destin d’un de mes élèves et je ne puis laisser cette sympathie pour quelqu’un avec tant de talents sans qu’elle surgisse dans ma mémoire. Je ne voulais qu’exprimer cela. Nous devons tous vivre nos destins.

Sincèrement,

Hans-Georg Gadamer


J’avais les larmes aux yeux. J’avais honte. Il fallait toujours avoir honte avec cette femme quand elle s’adressait aux autres. Toujours des comportements déplacés, incompréhensibles, choquants. A quel point j’en étais las de m’excuser à sa place, de faire semblant de ne pas la connaître. J’ai pris la lettre et je me suis à nouveau installé à côté d’elle.
« Tiens, tu as reçu une lettre du Professeur Gadamer? »
Pas de réponse.
« Pourquoi il s’excuse? Qu’est-ce que tu as encore fait? Qu’est-ce que tu lui as écrit? »
Elle s’est relevée, a mis ses lunettes. Elle a lu la lettre.
« C’est bien une deuxième lettre, ai-je poursuivi. Il t’a envoyé une première lettre, tu as répondu je ne sais pas quoi et alors il a répondu avec celle-là. »
Elle a froncé les sourcils. Elle avait l’air triste.
« Tu veux bien me faire lire la première lettre aussi? Non, bien-sûr que non. Tu l’as déchirée, tu l’as jetée, je m’en doute. Tu es comme ça. Tu as toujours été comme ça. Les plus belles choses, tu les jettes. Rien à faire. C’est même pas la peine de s’énerver. »
Elle m’a regardé dans les yeux, soudainement elle s’est mise à rire. A quel point ce rire me fait mal. Ce rire désemparé, plein de détresse. Ce rictus involontaire, cette capitulation de l’âme devant la vie qui veut dire : « je suis indiciblement triste. Mais je n’ai plus la force de pleurer. C’est pour cela que je ris comme ça. Les nerfs me lâchent, les forces me quittent. C’est par faiblesse que je ris comme ça. Mais crois moi, je suis infiniment triste. »
Je me suis assis à côté d’elle sur le canapé et j’ai posé un bras sur ses épaules.

« Tu as fait des dessins ces derniers temps? »

Elle a saisi un bloc d’esquisses et me l’a mis dans les mains. J’ai feuilleté les pages. C’est si beau ce qu’elle fait. Cette vivacité, cette simplicité. Des objets de son appartement, des paysages des alentours. Quelques traits précis, noirs, bien prononcés, quelques tâches de couleur. Des titres au bas des pages. Les maisons d’en face. Nils assis sur le balcon. Souvenir de Heidelberg. Il doit y avoir une sorte de filtre dans son regard, une sorte de libre réinvention du monde, d’où vient sinon cette approche innocente, bienfaisante pour représenter les choses? Tout a l’air un peu désordonné, presque explosif, je ne perçois pas de règle, pourtant je reconnais tout, les motifs sont reconstitués avec tant de vérité et de justesse.

« C’est très beau ce que tu fais », ai-je dit.
Elle a haussé les épaules, a pris une gorgée de café.
« Tu ne veux pas les garder pour une fois? C’est tellement dommage si tu les jettes. Tu as fait des milliers de dessins dans ta vie. Il n’en reste qu’une dizaine. Tous les autres ne sont plus là. »
Elle a encore une fois haussé les épaules. Allumé une cigarette, pris une gorgée de café froid.
« Viens. On se promène. Il fait beau. »


Elle est devenue grosse. Elle marche lentement. Ses cheveux sont gras. Elle surveille le sol, pose doucement un pied devant l’autre. D’une main elle s’agrippe à mon bras, dans l’autre elle tient un grand sac vide. Elle s’arrête, lève le regard.
« On va où ? »
« Chez Bolay. »
Quand elle goûte de son gâteau, un sourire clément éclaire son visage. Elle semble en bonne compagnie et loin de moi. Elle met beaucoup de sucre dans le café.
« Tu ne veux pas revenir, travailler à l’hôpital ici ? »
Silence
« Et ton livre ? »
« ça avance »
« Ils ne veulent pas de ton livre. S’ils en voulaient, ils l’auraient déjà édité. »
« C’est long … »
« Ils n’en veulent pas, je te dis. Ils n’en voudront jamais. »

Elle sort les cigarettes de son sac, fume. Elle pose le briquet d’un geste ferme. Elle ne sourit plus. Elle a l’air amère, dégoûtée. Je regarde son sac, ce sac vide comme sa vie, vide comme son futur, vide comme ses perspectives, ce sac beaucoup trop grand pour un paquet de cigarettes et un porte-monnaie vide. Soudainement elle me regarde avec l’expression d’une infinie perplexité. Son regard me perturbe, me déstabilise. Je paye nos consommations. Je ne sais pas quoi faire. Je ne sais pas quoi lui dire. Je me sens absolument désarmé. On quitte le café, on retourne à la maison. Elle saisit ma main. On marche quelques pas main dans la main. J’aime sa main. Elle est douce, à la fois noble et très énergique. C’est une bonne main.


Dans les jours qui ont suivi, j’ai adressé un courrier au Professeur Gadamer. J’y ai exprimé mon regret quant à d’éventuelles lettres au contenu inapproprié qu’il aurait pu recevoir de ma mère. J’ai également parlé un peu de moi, de mes études. Peu de temps après j’ai reçu cette réponse:

Cher Monsieur,

Je me doutais de cela à peu près. Votre lettre m’a fait plaisir. Elle prouve que vous vous êtes efforcé de surmonter le lourd destin de vos parents. Soyez assuré de ma plus sincère compassion. Je n’ai malheureusement plus de contact avec votre père, mais je suis certain que ses immenses talents porteront leurs fruits à nouveau.
Hélas c’est le destin. Il frappe l’un et l’autre est frappé en même temps. Je partage votre chagrin.

Votre Hans-Georg Gadamer

« Hélàs, c’est le destin. Il frappe l’un et l’autre est frappé en même temps. » Cette phrase m’a beaucoup interpellée. Car je n’acceptais pas ce principe. L’idée de me laisser entraîner dans cette histoire qui concernait mes parents. J’ai toujours voulu garder mes distances, être autonome. Dès l’âge de douze ou treize ans j’avais compris que je n’avais rien à attendre de mes parents, que je ne pouvais compter que sur moi-même si je voulais m’en sortir.

3 commentaires:

Ines a dit…

Je viens de lire ton texte que j'ai trouvé très beau, touchant aussi et très pudique (une constante dans tes textes,il me semble) en même temps. Il faudrait demander un avis à des lecteurs qui ne te connaissent pas et qui n'ont pas connu tes parents.

Sincèrement, tu es un écrivain que j'aimerais lire.

Ines

Floriane a dit…

Je suis d'accord, ce texte est très beau et émouvant. Mais on aimerait en savoir plus sur le père du narrateur qui est peu évoqué.

Raphael Schneider a dit…

Très beau texte plein de finesse et de poésie, sans gratuité. Il
faudrait que tu le publies dans une revue ou que tu en écrives
plusieurs autres de la même eau de façon à obtenir un recueil de
nouvelles.

R.Schneider