On se déplace en scooter quel que soit l’âge ou la classe sociale. C’est très bruyant. A l’approche des piétons et des carrefours on klaxonne, on freine à peine. Quand un taxi passe, il faut se coller contre le mur. La plupart des rues sont très étroites. Il y a beaucoup de linge et de fleurs devant les fenêtres. Les murs sont hauts, jaunes ou rouges, délavés. On aperçoit une étroite bande de ciel entre les façades. Les arcades de la via Tribunali hébergent des magasins. Les arcades sont noires, en pierre de taille. Leurs plafonds se décomposent. Il y a beaucoup de poulpes, de sardines, de crustacés dans les poissonneries. L’éclat clair et argenté des sardines est plaisant. Au coin d’une rue les gens vendent des crèches en écorce de chêne. Elles ressemblent à des cavernes, à des falaises au bord de la mer. Il y a des madones dans tous les magasins et beaucoup d’autels dans les rues. Aux côtés de la Vierge sont disposées des photographies des proches. Le propriétaire d’un magasin de fruits et légumes me montre ses photos de Maradona. C’est un homme maigre et pâle aux cheveux gris qui rebiquent ; il me fait entrer dans le magasin et détache soigneusement les photos l’une après l’autre des murs. Il me parle en Italien, je le comprends à peine. Il me dit probablement qu’il a pris les photos lui-même et qu’il est heureux de les avoir. Sa fille nous rejoint. Elle aussi me parle des photos, puis elle m’offre une pêche. Maradona est omniprésent dans la ville. A chaque coin de rue il y a son maillot aux couleurs du club, bleu clair et blanc, des photos, un DVD « Amado Maradona » dans chaque kiosque. La via Toledo étouffe littéralement sous les stands de drapeaux et de maillots du SSC Napoli.
Le Vésuve est une montagne solitaire à la tête plate et oblique. Elle s’élève au-dessus de la mer. Des avions survolent la ville. Leur bruit sombre et métallique n’est pas désagréable, plutôt rassurant. Sur une petite affiche collée au mur d’un magasin on peut lire que les arcades de la rue Tribunali sont très anciennes, qu’elles marquent un tournant de l’Histoire de l’architecture, l’ambition d’élaborer un style pur et dépouillé en référence à l’Antiquité.
Je n’ai aucune envie de visiter les églises, les monuments. J’aimerais retrouver la parole et le sourire. Je voudrais me débarrasser de cette logique d’échec, de ce sentiment d’être abonné à l’échec. Je ne veux pas finir par croire que l’échec est une fatalité. Je voudrais me libérer de ce sentiment que je recopie le destin de ma mère. L’idée d’être hanté, d’être cloué à un destin familial m’inquiète beaucoup.
J’ai acheté un morceau de Parmesan, des olives, des tranches de pain sec. Il n’y a pas de ces petits bonhommes verts et rouges aux carrefours. On se débrouille. On y va tout droit aux passages piétons et les voitures s’arrêtent avec une certaine fiabilité. Finalement c’est mieux comme ça. En France on traverse au feu vert et les voitures vous foncent dessus tout de même. C’est vexant.
Je me fais repérer en tant qu’étranger. Ils se disent probablement « c’est un Allemand riche ». Quand je commande une bière je me fais servir une cruche d’un demi-litre. Les autres, les italiens des tables autour, ont des demis ordinaires. Le billet de l’Alibus qui relie l’aéroport avec le centre coûte trois euros. Je paye avec un billet de dix euros. Le conducteur me redonne deux euros. Je dois lui demander les 5 euros qui manquent. Pourtant je fais ce que je peux pour ne pas me faire remarquer. J’ai laissé ma montre à la maison. Je viens d’en acheter une autre dans la rue pour cinq euros. Je la porte dans la poche de mon jean.
J’ai finalement visité le musée d’archéologie. Il faut bien s’occuper. Et dans le fond, je m’y intéresse. Du moins à la sculpture. La via Santa Maria di Constantinople est une rue agréable. Elle a de larges trottoirs, des orangers bordent la rue. On peut y flâner sans craindre un accident imminent. Dans la plupart des autres rues on marche soit au milieu de la route et on se prend une moto dans la figure ou bien collé contre les murs et alors on se prend un bout de balcon sur la tête. La Piazza Bellini est un lieu plaisant. Calme, spacieux, des cafés, et des palmiers, des Palazzi rouge foncés, très Renaissance et impressionnants. Des garçons jouent au foot. Le maillot de Milan est très en vogue. Ou alors le maillot bleu ciel de Napoli, le 10 du grand Diego. Ils ne sont pas tellement doués. Leur ballon en plastique atterrit régulièrement sur les tables des cafés. C’est accepté. Les clients enregistrent l’arrivée du ballon avec une nonchalance absolue. Des avions passent. Etrange, la lenteur d’un jumbo qui survole les toits. C’est beau aussi, un jumbo qui semble s’immobiliser au-dessus des toits. Je me rends compte que je choisis naturellement le français pour penser et pour écrire. Le vocabulaire est moins précis et je fais des fautes, mais c’est devenu plus fluide, plus spontané qu’en allemand. Je n’ai plus de nationalité, plus de patrie. Je cherche mon identité et je crains de la perdre. Je sens parfois des larmes me venir aux yeux. Je dois les réprimer. Ma mère et mon passé me hantent. Je regarde le monde comme des objets dans une vitrine. Il y a une séparation entre moi et le monde. Je voudrais la briser, lever le rideau. Le musée est un building colossal d’un rouge sang de bœuf, un Palazzo Renaissance bien entendu. Je me demande comment faire pour traverser la rue, il n’y a pas le moindre interstice entre les véhicules. Je me colle au pas d’un autochtone qui y va sans hésiter comme si on était sur une vaste plage déserte. Ça fonctionne sans problème. Dans le musée je passe devant la galerie des Césars et des citoyens nobles à toute allure. Je ne m’y intéresse pas. Ils sont morbides. Leurs visages ressemblent à des masques mortuaires. Le marbre est de mauvaise qualité, sec, poreux, j’ai des frissons dans le dos. Mais je m’arrête, interpellé par ce « Hercule au repos ». Je crois me souvenir que Michel Ange a beaucoup apprécié cette sculpture. Elle est touchante. Elle est humaine. Elle est sculptée dans le marbre le plus noble, aux surfaces lisses qui reflètent la lumière. C’est un colosse. Il ressemble à un taureau dépouillé de sa peau. Une montagne de muscles. Les bras sont larges comme les cuisses. Et pourtant il semble douter de lui-même. Le regard fixe le sol. Toute la silhouette est inclinée, semble tomber, se maintient debout de justesse en s’appuyant sur un tronc d’arbre. Ce n’est pas un héros. C’est un être humain aux attributs d’un héros mais qui les rejette en même temps, qui ne veut pas s’en servir. Une fenêtre donne sur le Vésuve. De son sommet plat et légèrement incliné les flancs descendent en lignes harmonieuses vers la ville et la mer. Un deuxième sommet d’aspect moins volcanique et qui est plus bas ne dégage pas cette harmonie fluide. Il est accidenté et rocheux.
Je suis devenu muet. C’est vrai que je n’ai rien à dire. Rien qui intéresserait les autres. C’est très douloureux. Je ne le savais pas, il m’a fallu de longues années pour le comprendre. Et il me faudra un temps inconnu encore pour l’accepter. Je me sens comme un Indien d’Amérique. Pas idiot dans le fond, mais incompris par l’autre. Si l’Indien dit que les arbres parlent et que le silence recèle la parole la plus vraie, l’homme blanc lui tire dessus et l’envoie à l’hôpital pour qu’il se fasse soigner. J’aimerais tellement retrouver la parole. Aux tables voisines ça parle. Ça rigole et ça parle. Il y a quelques années encore je faisais partie d’eux. Maintenant je les regarde de loin comme je regarde le monde entier de loin. Je me sens déstabilisé. Je suis devenu timide, farouche. C’est parce que je me dis que quoi que je fasse, quoi que je pense, quoi que je dise, quels que soient mes efforts le résultat est toujours le même : zéro.
Pourtant je peux dire sans exagération que dans le fond, je ne suis pas comme ça. Dans le fond je suis quelqu’un d’autre. Dans le fond je suis quelqu’un de sociable, j’aime rire, j’ai de l’humour. J’aime partager. Je suis devenu celui que je suis aujourd’hui. C’est un résultat. C’est le résultat d’une transformation qui s’est produite au fil des années. C’est terrifiant. Je ne veux pas en rester là. Je veux redevenir celui que je suis dans le fond. Je veux sortir du trou. Je veux retrouver mon optimisme. Je vais m’inscrire dans un club de sport. Je vais reprendre le tango.
Ma chambre dans l’hôtel Bellini via Vico San Paolo est une boîte de sept ou huit mètres carrés sans fenêtre pour cinquante euros la nuit. Un minuscule escalier en spirale relie la partie table/lavabo avec la mezzanine et le lit. Je grignote quelques morceaux à la table avant de me coucher. Je bois à la bouteille. Il n’y a pas de verre. Il y a ni verre, ni couverts ni assiette. Je déballe le parmesan, je fais rouler quelques olives sur le papier d’emballage. Le parmesan fait se contracter les gencives, il a un bon goût salé. Son odeur envahit la pièce. J’aime la consistance du parmesan, son aspect. Il a quelque chose d’un minéral. Quant on le coupe il se brise, il se casse en fonction de sa structure intérieure. Il a de jolis éclats sur les surfaces brisées. Je n’ai aucune envie sexuelle. Quand de jolies filles en minijupe passent, je m’en fiche. Je lave mes chaussettes. Je monte à la mezzanine. Je redescends. Prends une grande goulée de vin, allume une cigarette. J’ouvre la porte pour faire sortir la fumée. Je remonte à la mezzanine. Des mouettes hurlent, des motos klaxonnent. Je ferme les yeux et ma mère me hante encore. Ça vient tout seul. Rien à faire. J’ai pitié d’elle et en même temps elle me gêne. Elle me gâche la vie. Je la recopie, j’imite son chemin, sa solitude, son échec. Je la vois marcher dans les rues avec ses tableaux sous le bras, elle va chez le boulanger, chez le coiffeur, chez l’antiquaire à la recherche de quelqu’un qui va les exposer dans sa vitrine … elle n’a jamais vendu de toile. J’avais tant pitié d’elle et c’était tellement honteux en même temps. Une fois mon frère en a acheté une incognito, par pitié. Il l’a payée cent mark. L’antiquaire chez qui il l’a acheté a dit à ma mère que quelqu’un était venu l’acheter pour cinquante mark et lui a filé trente mark. Je suis parti ailleurs, dans un autre pays, dans une autre ville pour sortir de cela, pour sortir de ce malaise sans fin, pour me libérer, pour prendre mes distances, pour construire quelque chose d’autre, quelque chose de plus heureux. Maintenant le cercle se ferme. Et je me vois en sosie, en reproduction à l’identique de ma mère. J’ai des nausées. Je me déteste. Je pars dans un sommeil agité, rythmé par le hurlement des mouettes, les klaxons interminables des mobylettes.
Je me résigne à aller à Capri. Dans mon enfance, Capri c’était une glace en bâtonnet au bon goût d’orange et le nom d’une voiture, la Ford Capri. C’est le nom d’une île également. Je ne suis pas tout à fait sûr que je le savais avant de venir ici. Je prends l’hydroglisseur de 10.40 heures. Le billet coûte 15 euros, c’est un prix prohibitif pour un Napolitain de base. Il ne fait pas beau. Le ciel est d’un gris parfaitement homogène. Le Vésuve est reconnaissable dans le lointain avec sa noble silhouette, majestueuse et fluide. L’air est trouble. On ne peut pas distinguer le moindre détail sur les flancs de la montagne. Tout le monde porte des lunettes de soleil hyperdesign, les femmes genre superstar, les hommes genre chef mafieux. Je crains le froid. Je porte un T-shirt et par-dessus une chemise et un pull, dans mon sac j’ai une veste, une deuxième paire de chaussettes, un parapluie. Les autres portent des habits d’été, ils sont pieds nus, ont des caleçons et des jupes. Je me demande pourquoi je ne m’offrirais pas une place dans leur club select d’humains supérieurs. Juste comme ça. Comme récompense pour ces dix années qui viennent de s’écouler. Si on n’arrive pas à réaliser son idéal, - pourquoi ne pas le remplacer par la richesse matérielle pure et dure, par une place au soleil dans la société qui s’achète tout court ? Je fais les comptes : actuellement, je me fais complètement avoir : je soigne la misère du monde en secteur 1, je me fais payer 21 euros par consult qui dure en moyenne 25 minutes, je fais tous les jours deux ou trois consultations gratuites et il m’arrive de filer à un patient miséreux un billet de 5 ou 10 euros. Je suis con quand même. Je pourrais opter pour une formule jet-set mais je me fais avoir avec cette formule travailleur social par charité et, la cerise sur le gateau, je réserve deux jours et demi par semaine pour l’écriture, pour « réaliser mon idéal », pour « faire ce que je veux vraiment faire », quel mélodrame. Voici la formule jet-set : Deux injections de botox par heure à 150 euro la séance, ça fait 300x8x5x4 = 48.000 euro par mois et je n’en donnerai que 20% au fisc car j’aurai un très bon expert comptable qui aime les pots de vin. Le tout sera multiplié par deux ou trois par an à la bourse et par un investissement massif dans l’immobilier parisien. Irène se fera couper les trompes. on aura tout pour nous tout seuls, on ne partagera avec personne. L’hydroglisseur fonce vers Capri à grands bonds, des jets d’écume jaillissent des deux côtés de l’engin, l’eau claque contre les fenêtres. Le personnel distribue des sacs en plastique. Mon voisin vomit son petit dèj dans le sac, ses lunettes Calvin Klein tombent par terre. Deux dauphins accompagnent l’hydroglisseur en faisant de fabuleux bonds sphériques. L’île est spectaculaire. Des rochers troués montent en angle droit à partir de la mer turquoise, se terminent sur un haut plateau parsemé de taches jaunes. Des maisons blanches s’agrippent par endroits dans le rocher. Les gens se ruent sur le funiculaire. Ils font la queue pour rejoindre Capri-village sur le haut plateau. Je prends le chemin pour piéton qui monte en lacets. Je suis frappé par la quantité de citronniers dans les jardins, par la blancheur rayonnante des maisons. Les branches des citronniers se plient sous le poids des fruits. Les citrons sont énormes, d’une taille très étonnante. Ils sont gros comme des melons, comme des têtes d’enfant. Je marche presque seul sur ce chemin. Deux Japonais me doublent. Il règne un silence total sur le chemin des citrons géants. Ce silence est immédiatement rompu au moment où le sentier débouche sur la place principale. Les gens se pressent comme du bétail, se tiennent nonchalamment dans les chaises en rotin des cafés avec un air de personnes concernées par rien et des postures blasées. Je continue mon chemin, passe devant des boutiques d’accessoires pour jet-set. Je m’efforce de trouver à tout cela un côté sympa, un côté original, mais cette dame aux lunettes Chanel remontées sur le brushing, avec sa robe ethno et son collier en corail qui m’adresse un regard comme si je n’existais pas, comme si je n’avais pas à exister, me fait fuir. Je redescends au port, je prends le prochain hydroglisseur pour Naples. Je suis claqué. J’ai besoin d’une pause. Je retourne dans ma boîte, monte sur la mezzanine et m’endors. A mon réveil j’étudie le guide, cherche un lieu pour sortir le samedi soir. Cela me demande un effort surhumain. Mais je me force à sortir, je veux retrouver la parole, retrouver ma sociabilité. Je veux sortir du trou, redevenir moi-même. Le Super-Fly bar dans la via Cisterna dell’Olio est un lieu sympathique, il n’y a rien à dire. Des gens normaux, mon âge, jean, t-shirt, les cheveux détachés. Je prends une Vodka tonic. Puis une deuxième. C’est vrai que l’alcool est un bon compagnon. On retrouve des pensées optimistes, la tristesse s’envole. Je regarde toujours les autres de loin, mais c’est moins définitif, moins humiliant. Il y a de la distance, beaucoup de distance entre les autres et moi, mais il n’y a plus cette barrière définitive, ce voile infranchissable. La parole est théoriquement possible. Je suis soulagé au point que je me propose de m’alcooliser systématiquement pendant les jours de voyage, à dose modérée, dès le matin. L’un des barman ressemble à Inzaghi*. Frêle, le regard farouche, des mèches qui tombent dans un front meurtri. Au moment où je demande mon premier whisky je le lui dis. L’autre barman entend, éclate de rire et affirme « è vero, è vero ». Je prends mon verre, retourne à ma place et me rends compte que j’ai déclenché quelque chose, quelque chose de positif. Une certaine agitation s’est installée derrière le bar, ça discute vivement désormais, Inzaghi a soudainement l’air très décontracté, super à l’aise. Il jette les verres en l’air avant de les remplir, attrape les bouteilles d’un geste énergique. Je quitte le bar en état d’ébriété grave. Inzaghi m’a servi un triple whisky, j’ai dépassé mes limites. Le lendemain matin, à la seule idée de réaliser mon projet, j’ai les pires nausées. Je prends un thé au citron. Pour l’alcool, on verra plus tard.
Il pleut. Je pars. Sur le chemin de la gare je me rends compte qu’il doit y avoir un match de foot dans l’après-midi. Des drapeaux de club sont exposés dans la plupart des fenêtres de la vieille ville, des banderoles bleu ciel et blanc relient les balcons face à face à travers les rues. Un homme à la figure rouge et frustrée me double. Il tient quelques tuyaux en plastique dans une main, un sachet en plastique dans l’autre. Ces tuyaux sont des bouts du mât de son drapeau du club, dans le sac se trouve le drapeau. Tout à l’heure, au Stade Sao Paolo, il va relier les bouts de plastique, monter le drapeau et l’agiter simultanément avec quelques milliers de ses semblables pour soutenir son club. Je me dis que je ne ferais jamais cela. Je ressens même une sorte de pitié pour ce type. En même temps je le comprends. Plus que ça même, je me sens solidaire avec lui de tout mon cœur.
Un vieux train rouge, la Circumvésuviana longe la baie de Naples. Par moments on se croirait à Beyrouth, en pleine guerre civile, en dépression économique grave depuis des décennies, à tel point les immeubles sont délabrés, en état de ruines. Cela ne s’explique pas uniquement par la pauvreté du Sud, mais également par le programme d’évacuation du Vésuve. Comme les volcanologues garantissent une nouvelle éruption, la population installée à une distance inférieure à sept kilomètres du cratère – 700.000 personnes au total – est incitée par l’Etat à quitter son domicile et peut profiter à ces fins d’une aide au relogement de 30.000 euros. Un joli mot dit que celui qui construit sa cité sur une coulée de lave, doit s’attendre à ce même destin. L’eruption de 79 après JC, qui a fait disparaître Pompéi sous les cendres était si violente qu’elle a littéralement fait exploser la montagne. Le Vésuve d’aujourd’hui n’est qu’un reste, une ruine de ce qu’il représentait alors. Le sommet d’aujourd’hui n’est que le cratère intérieur au milieu de l’ancien cratère principal que la violence de l’éruption a fait s’envoler en éclats comme la coquille d’un œuf. Personnellement, je prendrais les 30.000 euros sans hésiter et je me tirerais de là. Selon des témoignages, lors de la dernière éruption en 1944, la lave a coulé comme de l’eau depuis le sommet.
Sorrento est une ville de taille moyenne construite sur des falaises trouées par les dents rongeuses de la nature située à l’extrémité sud de la baie de Naples. Par endroits, y poussent quelques herbes aux longues tiges qui portent des fleurs en grappes. Je m’installe au dortoir de l’hostel Sirene, qui occupe le rez-de-chaussée d’un immeuble en béton derrière la gare. Il y a beaucoup d’Anglais à Sorrento. Les Anglais ont le front plat, les épaules tauroïdes, les filles arrivent à peine à ranger leurs seins dans les soutien-gorges et ils semblent tous penser la même chose. Ils se marient dans la cour du monastère médiéval. Nous allons certainement avoir un enfant ; Irène en parle souvent. J’arrête mon combat. Je veux préserver ma santé, le peu d’optimisme et de bon sens qui me restent pour que je puisse donner de cela, beaucoup de cela, à mon enfant. Encore une fois la comparaison avec l’Indien s’impose. Mon combat était juste, d’ailleurs je ne voulais pas combattre mais dialoguer, coopérer, construire, mais c’était un combat à armes inégales. Mon adversaire a employé l’arme la plus humiliante qui soit : ignorer l’attaquant. Le stimuler et l’ignorer par la suite. Attendre qu’il s’épuise dans ses avancées qui courent dans le vide. Je ne veux pas être un père fragile, intimidé par la vie. Je veux être un père encourageant, fort et optimiste, un père qui aide, qui porte et qui guide, qui sait dire à son enfant : regarde, c’est ça la vie, elle est belle , elle est riche, il y a tant de choses à découvrir et à apprendre, je t’aiderai pour que tu puisses y aller sans danger, sans crainte. Tout est à ta portée parce que tu es quelqu’un de bien et parce que tu as un père et une mère qui t’accompagnent, qui t’aideront à ouvrir toutes les portes et qui te diront lesquelles il vaut mieux laisser fermées. J’arrête mon combat par amour pour mon enfant, mais non sans fierté. J’irai dans ma réserve comme c’est le destin de tout Indien. Ce sera une réserve intérieure, ma vie intérieure, spirituelle, morale et amoureuse qui restera intacte et à laquelle vous ne toucherez pas. D’ailleurs, les limites de la réserve sont fluides, il s’en dégageront des ondes qui vous hanteront à jamais. Car la parole a une valeur absolue. Elle est active, puissante, elle n’a pas besoin pour l’être de votre avis. Il y a un ordre dans le monde au-dessus du vôtre. La réalité des choses ne tient pas à leur matérialité. Rien n’est effaçable. Il y a des disparitions transitoires, des pauses. Des transformations. Mais rien ne s’en va. Rien n’est effaçable.
L’eau est étonnamment claire compte tenu de la proximité d’une grande ville. Un banc de poissons aux fines rainures passe, broute les algues des rochers sous-marins. Un hydroglisseur part pour Naples. Il y a peu d’odeurs ici. Il n’y a pas cette luminosité jaune du nord de l’Italie, de Florence, de la Toscane, où l’on a toujours l’impression que volent dans l’air des paillettes dorées.
Le jardin public de Sorrento est une terrasse spacieuse sur les falaises de la Côte amalfitaine, où alternent de vieux chênes, un café et des palmiers très hauts que survolent des mouettes et où chante un merle. A partir de ce lieu qui me fait penser à une serre tropicale à toit ouvert, on a une vue sublime sur la baie de Naples et le Vésuve. Quant il fait beau et que l’air est très clair, comme c’est le cas après une averse dans l’après-midi, l’immense montagne paraît comme derrière une vitre d’un verre très pur et on distingue les crêtes et les fissures du sommet, semblables au tissu plissé d’un éventail, les massifs forestiers des flancs, des champs de lave et la fine bande urbanisée à la base du massif. Je me rends compte que ce deuxième sommet rocheux et dentelé, celui qu’on voit depuis Naples, n’est qu’un morceau de l’ancien cratère que les éruptions ont successivement pulvérisées. Les deux flancs de la montagne descendant délicatement vers la mer, se retiennent longuement avant de toucher au sol, comme un skieur qui fait traîner en longueur son saut jusqu’au tout dernier moment. Les gens qui ont visité le cratère, m’ont dit que c’est une excursion décevante, un grand trou aride, rien de plus.
Je prends le bus pour Positano. Ma voisine, une Italienne, me lance des regards trempés de haine. Je sens qu’elle ne supporte pas la proximité physique entre nous. Je me dis que c’est une dame borderline, une de ces personnes pour qui l’autre est toujours trop près ou trop loin mais jamais à la distance convenable et je m’attends à chaque instant à une bonne claque dans la figure. Les virages me donnent la nausée. La montagne à laquelle le bus se colle comme un pot de fleurs contre une façade napolitaine est entièrement recouverte d’un filet d’acier au dessus de la route. A Positano je m’allonge sur la plage. Les galets sont chauds. Je m’endors. Je me fais bercer dans un profond sommeil par le doux va et vient de l’eau. Il est vrai que la Méditerranée n’a pas vraiment de vagues ; qu’elle ressemble à une soupe. Quand je me réveille je note avec un certain émerveillement que je suis toujours en possession de mes affaires. J’atterris dans un café de la plage. Un petit chat s’est égaré sur le toit de la terrasse et n’arrive pas à descendre. Il miaule inlassablement. Des Anglais étendent une veste au-dessous du chaton, l’encouragent à sauter. Il ne saute pas. Il continue à miauler de plus belle. Je crois qu’il se complaît dans sa situation de pitoyable chat perdu sur un toit et qu’il a parfaitement conscience de l’effet qu’il produit sur l’espèce humaine. Il n’a que quelques semaines, il n’est qu’un animal, un minuscule chat égaré sur une poutre et il se prend déjà pour une star. Vu de la plage, le village ressemble à la célèbre toile de Brueghel qui représente la Tour de Babel. Un cône solitaire, chargé d’arcs, de balcons, de niches etc. Vu de l’intérieur, on n’y trouve strictement rien d’autre que des boutiques de souvenirs et des restaurants. Je sens parfois dans mon cœur quelque chose se rétrécir. Je crois que c’est quelque chose d’essentiel qui s’en va – la faculté d’être heureux, de croire en la bonté de l’autre, en la valeur de la vie. Je veux arrêter cela. Je veux que cela ne se rétrécisse plus. Je veux préserver ce qu’il en reste, le cultiver. Finalement tout est aussi une question de retrait, de lâcher-prise. D’une mise à l’abri des mauvaises influences. Que la fausse promesse gêne celui qui la tient. Que la parole creuse fasse mal à celui qui la prononce. Je ne suis pas le seul chez qui le cercle se ferme. Il n’y a que des cercles qui se ferment, des bouts qui se rejoignent. Tout est soumis à un ordre. Rien ne se perd. Tout a son prix. Dans les affaires existentielles, il n’y a pas de comptes à découvert. Tout est en équilibre.
Vu de loin, baigné dans les nuances bleuâtres du soir, le Vésuve inspirerait une paix éternelle, s’il n’avait pas cette tête oblique et ces dents qui guettent le sommet ; parfois il ressemble à un aigle fatigué qui laisse tomber les ailes.
Il me reste encore une matinée à Naples avant de reprendre l’avion pour Paris. J’achète le DVD de Maradona dans un petit kiosque à journaux sur la place de l’église Santa Paolo Maggiore. Le vendeur de journaux me demande si je suis argentin. Je réponds que je suis allemand et que j’ai vu jouer Maradona une fois lors de la finale de la Coupe de l’UEFA en 1989. Son regard s’enflamme instantanément. Il pose ses mains sur la poitrine, se penche en avant et prononce le nom de son idole d’une voix pleine de tendresse et de respect - Maradooona’, Maradooona’. Il me saisit le bras et me guide vers une porte latérale du kiosque, laquelle est décorée par des dizaines de photos de l’icône. Il me parle en Italien, fait des commentaires sur l’une et l’autre photo, s’arrête avec l’index sur l’une d’elles, toute petite, qu’il semble avoir prise lui-même. Je ne peux que deviner le contenu de ses paroles. Au début il m’a parlé en anglais, mais devant les photos il a basculé immédiatement dans l’italien. Je fais encore quelques achats sous les arcades de la via Tribunali, ensuite je prends un dernier café. Je pars. Dans la rue je croise encore une fois le vendeur de journaux. Il me reconnaît, me fait comprendre qu’il veut me montrer quelque chose de somptueux. Il me guide devant l’autel de Maradona. « Capello di Maradooona’ », dit-il en désignant de la main l’autel bleu-ciel et blanc, accroché au mur d’un café dans la via Nilo. S’y trouvent une photo, un récipient qui contiendrait une larme du Saint, une prière, et, dans un cadre doré ces mots : Sacro Capello Miracoloso di Diego Armando Maradona. Anno Santo 1987.
L’avion avance lentement, approche de la piste de décollage. Dans le lointain j’aperçois le Vésuve entre deux immeubles de cité, une large coulée de lave orange pale, comme une brèche qui traverse un paysage pittoresque et vallonné. Je distingue nettement une quantité conséquente de maisons en plein milieu de la coulée de lave. Eh bien. Je suis dans un pays latin, dans un pays où l’on se débrouille. On n’évite pas le malheur, on fait avec, on se débrouille le moment venu. L’avion longe la côte, vole au-dessus d’une mer turquoise, parsemée de petites taches et de traits blancs. Il y a de la neige sur les sommets des Alpes. Les membres d’un groupe de voyage communiquent exclusivement en faisant des blagues. Chacun a une étiquette, joue un rôle. Il n’y a pas d’authenticité. Chacun se retranche derrière son label. Celui qui tient le rôle du clown fait une remarque idiote après l’autre. Tout le monde se force à rire. « Tu as envie de fumer une cigarette ? Viens on va sur la terrasse en plein air » (il est question de l’aile de l’avion). « Mademoiselle, vous n’auriez pas la clé de la porte qui donne sur la jolie terrasse ? » (l’hôtesse de l’air passe). A l’approche de Paris le paysage devient très rectiligne, incroyablement géométrique. Les champs, les bois, les villes - tout est droit, anguleux, il n’y a que des cubes, des triangles, une quantité invraisemblable de ronds points en forme de polygones dentelés – pentagone dentelé, hexagone dentelé, octogone dentelé, ils ressemblent à des lieux stratégiques, à des installations militaires. Le rouge cuivré, ce jaune doré qui couvrent l’Italie ont disparu. « T’as vu les maisons là, qui sont toutes sur une même ligne et qui ont toutes l’air identique ? Ça, c’est typiquement français », dit quelqu’un. A l’aéroport il faut attendre les bagages. Vingt minutes, vingt-cinq minutes … tout le monde se met à râler. C’est pas possiiible. On a jamais vu ça ! On va pas passer la nuit ici quand même. Les bagages arrivent. Je prends mon sac, l’Orlybus, la ligne 6. J’ai hâte de retrouver Irène.
*Filippo Inzaghi, joueur de foot du Milan AC
Le Vésuve est une montagne solitaire à la tête plate et oblique. Elle s’élève au-dessus de la mer. Des avions survolent la ville. Leur bruit sombre et métallique n’est pas désagréable, plutôt rassurant. Sur une petite affiche collée au mur d’un magasin on peut lire que les arcades de la rue Tribunali sont très anciennes, qu’elles marquent un tournant de l’Histoire de l’architecture, l’ambition d’élaborer un style pur et dépouillé en référence à l’Antiquité.
Je n’ai aucune envie de visiter les églises, les monuments. J’aimerais retrouver la parole et le sourire. Je voudrais me débarrasser de cette logique d’échec, de ce sentiment d’être abonné à l’échec. Je ne veux pas finir par croire que l’échec est une fatalité. Je voudrais me libérer de ce sentiment que je recopie le destin de ma mère. L’idée d’être hanté, d’être cloué à un destin familial m’inquiète beaucoup.
J’ai acheté un morceau de Parmesan, des olives, des tranches de pain sec. Il n’y a pas de ces petits bonhommes verts et rouges aux carrefours. On se débrouille. On y va tout droit aux passages piétons et les voitures s’arrêtent avec une certaine fiabilité. Finalement c’est mieux comme ça. En France on traverse au feu vert et les voitures vous foncent dessus tout de même. C’est vexant.
Je me fais repérer en tant qu’étranger. Ils se disent probablement « c’est un Allemand riche ». Quand je commande une bière je me fais servir une cruche d’un demi-litre. Les autres, les italiens des tables autour, ont des demis ordinaires. Le billet de l’Alibus qui relie l’aéroport avec le centre coûte trois euros. Je paye avec un billet de dix euros. Le conducteur me redonne deux euros. Je dois lui demander les 5 euros qui manquent. Pourtant je fais ce que je peux pour ne pas me faire remarquer. J’ai laissé ma montre à la maison. Je viens d’en acheter une autre dans la rue pour cinq euros. Je la porte dans la poche de mon jean.
J’ai finalement visité le musée d’archéologie. Il faut bien s’occuper. Et dans le fond, je m’y intéresse. Du moins à la sculpture. La via Santa Maria di Constantinople est une rue agréable. Elle a de larges trottoirs, des orangers bordent la rue. On peut y flâner sans craindre un accident imminent. Dans la plupart des autres rues on marche soit au milieu de la route et on se prend une moto dans la figure ou bien collé contre les murs et alors on se prend un bout de balcon sur la tête. La Piazza Bellini est un lieu plaisant. Calme, spacieux, des cafés, et des palmiers, des Palazzi rouge foncés, très Renaissance et impressionnants. Des garçons jouent au foot. Le maillot de Milan est très en vogue. Ou alors le maillot bleu ciel de Napoli, le 10 du grand Diego. Ils ne sont pas tellement doués. Leur ballon en plastique atterrit régulièrement sur les tables des cafés. C’est accepté. Les clients enregistrent l’arrivée du ballon avec une nonchalance absolue. Des avions passent. Etrange, la lenteur d’un jumbo qui survole les toits. C’est beau aussi, un jumbo qui semble s’immobiliser au-dessus des toits. Je me rends compte que je choisis naturellement le français pour penser et pour écrire. Le vocabulaire est moins précis et je fais des fautes, mais c’est devenu plus fluide, plus spontané qu’en allemand. Je n’ai plus de nationalité, plus de patrie. Je cherche mon identité et je crains de la perdre. Je sens parfois des larmes me venir aux yeux. Je dois les réprimer. Ma mère et mon passé me hantent. Je regarde le monde comme des objets dans une vitrine. Il y a une séparation entre moi et le monde. Je voudrais la briser, lever le rideau. Le musée est un building colossal d’un rouge sang de bœuf, un Palazzo Renaissance bien entendu. Je me demande comment faire pour traverser la rue, il n’y a pas le moindre interstice entre les véhicules. Je me colle au pas d’un autochtone qui y va sans hésiter comme si on était sur une vaste plage déserte. Ça fonctionne sans problème. Dans le musée je passe devant la galerie des Césars et des citoyens nobles à toute allure. Je ne m’y intéresse pas. Ils sont morbides. Leurs visages ressemblent à des masques mortuaires. Le marbre est de mauvaise qualité, sec, poreux, j’ai des frissons dans le dos. Mais je m’arrête, interpellé par ce « Hercule au repos ». Je crois me souvenir que Michel Ange a beaucoup apprécié cette sculpture. Elle est touchante. Elle est humaine. Elle est sculptée dans le marbre le plus noble, aux surfaces lisses qui reflètent la lumière. C’est un colosse. Il ressemble à un taureau dépouillé de sa peau. Une montagne de muscles. Les bras sont larges comme les cuisses. Et pourtant il semble douter de lui-même. Le regard fixe le sol. Toute la silhouette est inclinée, semble tomber, se maintient debout de justesse en s’appuyant sur un tronc d’arbre. Ce n’est pas un héros. C’est un être humain aux attributs d’un héros mais qui les rejette en même temps, qui ne veut pas s’en servir. Une fenêtre donne sur le Vésuve. De son sommet plat et légèrement incliné les flancs descendent en lignes harmonieuses vers la ville et la mer. Un deuxième sommet d’aspect moins volcanique et qui est plus bas ne dégage pas cette harmonie fluide. Il est accidenté et rocheux.
Je suis devenu muet. C’est vrai que je n’ai rien à dire. Rien qui intéresserait les autres. C’est très douloureux. Je ne le savais pas, il m’a fallu de longues années pour le comprendre. Et il me faudra un temps inconnu encore pour l’accepter. Je me sens comme un Indien d’Amérique. Pas idiot dans le fond, mais incompris par l’autre. Si l’Indien dit que les arbres parlent et que le silence recèle la parole la plus vraie, l’homme blanc lui tire dessus et l’envoie à l’hôpital pour qu’il se fasse soigner. J’aimerais tellement retrouver la parole. Aux tables voisines ça parle. Ça rigole et ça parle. Il y a quelques années encore je faisais partie d’eux. Maintenant je les regarde de loin comme je regarde le monde entier de loin. Je me sens déstabilisé. Je suis devenu timide, farouche. C’est parce que je me dis que quoi que je fasse, quoi que je pense, quoi que je dise, quels que soient mes efforts le résultat est toujours le même : zéro.
Pourtant je peux dire sans exagération que dans le fond, je ne suis pas comme ça. Dans le fond je suis quelqu’un d’autre. Dans le fond je suis quelqu’un de sociable, j’aime rire, j’ai de l’humour. J’aime partager. Je suis devenu celui que je suis aujourd’hui. C’est un résultat. C’est le résultat d’une transformation qui s’est produite au fil des années. C’est terrifiant. Je ne veux pas en rester là. Je veux redevenir celui que je suis dans le fond. Je veux sortir du trou. Je veux retrouver mon optimisme. Je vais m’inscrire dans un club de sport. Je vais reprendre le tango.
Ma chambre dans l’hôtel Bellini via Vico San Paolo est une boîte de sept ou huit mètres carrés sans fenêtre pour cinquante euros la nuit. Un minuscule escalier en spirale relie la partie table/lavabo avec la mezzanine et le lit. Je grignote quelques morceaux à la table avant de me coucher. Je bois à la bouteille. Il n’y a pas de verre. Il y a ni verre, ni couverts ni assiette. Je déballe le parmesan, je fais rouler quelques olives sur le papier d’emballage. Le parmesan fait se contracter les gencives, il a un bon goût salé. Son odeur envahit la pièce. J’aime la consistance du parmesan, son aspect. Il a quelque chose d’un minéral. Quant on le coupe il se brise, il se casse en fonction de sa structure intérieure. Il a de jolis éclats sur les surfaces brisées. Je n’ai aucune envie sexuelle. Quand de jolies filles en minijupe passent, je m’en fiche. Je lave mes chaussettes. Je monte à la mezzanine. Je redescends. Prends une grande goulée de vin, allume une cigarette. J’ouvre la porte pour faire sortir la fumée. Je remonte à la mezzanine. Des mouettes hurlent, des motos klaxonnent. Je ferme les yeux et ma mère me hante encore. Ça vient tout seul. Rien à faire. J’ai pitié d’elle et en même temps elle me gêne. Elle me gâche la vie. Je la recopie, j’imite son chemin, sa solitude, son échec. Je la vois marcher dans les rues avec ses tableaux sous le bras, elle va chez le boulanger, chez le coiffeur, chez l’antiquaire à la recherche de quelqu’un qui va les exposer dans sa vitrine … elle n’a jamais vendu de toile. J’avais tant pitié d’elle et c’était tellement honteux en même temps. Une fois mon frère en a acheté une incognito, par pitié. Il l’a payée cent mark. L’antiquaire chez qui il l’a acheté a dit à ma mère que quelqu’un était venu l’acheter pour cinquante mark et lui a filé trente mark. Je suis parti ailleurs, dans un autre pays, dans une autre ville pour sortir de cela, pour sortir de ce malaise sans fin, pour me libérer, pour prendre mes distances, pour construire quelque chose d’autre, quelque chose de plus heureux. Maintenant le cercle se ferme. Et je me vois en sosie, en reproduction à l’identique de ma mère. J’ai des nausées. Je me déteste. Je pars dans un sommeil agité, rythmé par le hurlement des mouettes, les klaxons interminables des mobylettes.
Je me résigne à aller à Capri. Dans mon enfance, Capri c’était une glace en bâtonnet au bon goût d’orange et le nom d’une voiture, la Ford Capri. C’est le nom d’une île également. Je ne suis pas tout à fait sûr que je le savais avant de venir ici. Je prends l’hydroglisseur de 10.40 heures. Le billet coûte 15 euros, c’est un prix prohibitif pour un Napolitain de base. Il ne fait pas beau. Le ciel est d’un gris parfaitement homogène. Le Vésuve est reconnaissable dans le lointain avec sa noble silhouette, majestueuse et fluide. L’air est trouble. On ne peut pas distinguer le moindre détail sur les flancs de la montagne. Tout le monde porte des lunettes de soleil hyperdesign, les femmes genre superstar, les hommes genre chef mafieux. Je crains le froid. Je porte un T-shirt et par-dessus une chemise et un pull, dans mon sac j’ai une veste, une deuxième paire de chaussettes, un parapluie. Les autres portent des habits d’été, ils sont pieds nus, ont des caleçons et des jupes. Je me demande pourquoi je ne m’offrirais pas une place dans leur club select d’humains supérieurs. Juste comme ça. Comme récompense pour ces dix années qui viennent de s’écouler. Si on n’arrive pas à réaliser son idéal, - pourquoi ne pas le remplacer par la richesse matérielle pure et dure, par une place au soleil dans la société qui s’achète tout court ? Je fais les comptes : actuellement, je me fais complètement avoir : je soigne la misère du monde en secteur 1, je me fais payer 21 euros par consult qui dure en moyenne 25 minutes, je fais tous les jours deux ou trois consultations gratuites et il m’arrive de filer à un patient miséreux un billet de 5 ou 10 euros. Je suis con quand même. Je pourrais opter pour une formule jet-set mais je me fais avoir avec cette formule travailleur social par charité et, la cerise sur le gateau, je réserve deux jours et demi par semaine pour l’écriture, pour « réaliser mon idéal », pour « faire ce que je veux vraiment faire », quel mélodrame. Voici la formule jet-set : Deux injections de botox par heure à 150 euro la séance, ça fait 300x8x5x4 = 48.000 euro par mois et je n’en donnerai que 20% au fisc car j’aurai un très bon expert comptable qui aime les pots de vin. Le tout sera multiplié par deux ou trois par an à la bourse et par un investissement massif dans l’immobilier parisien. Irène se fera couper les trompes. on aura tout pour nous tout seuls, on ne partagera avec personne. L’hydroglisseur fonce vers Capri à grands bonds, des jets d’écume jaillissent des deux côtés de l’engin, l’eau claque contre les fenêtres. Le personnel distribue des sacs en plastique. Mon voisin vomit son petit dèj dans le sac, ses lunettes Calvin Klein tombent par terre. Deux dauphins accompagnent l’hydroglisseur en faisant de fabuleux bonds sphériques. L’île est spectaculaire. Des rochers troués montent en angle droit à partir de la mer turquoise, se terminent sur un haut plateau parsemé de taches jaunes. Des maisons blanches s’agrippent par endroits dans le rocher. Les gens se ruent sur le funiculaire. Ils font la queue pour rejoindre Capri-village sur le haut plateau. Je prends le chemin pour piéton qui monte en lacets. Je suis frappé par la quantité de citronniers dans les jardins, par la blancheur rayonnante des maisons. Les branches des citronniers se plient sous le poids des fruits. Les citrons sont énormes, d’une taille très étonnante. Ils sont gros comme des melons, comme des têtes d’enfant. Je marche presque seul sur ce chemin. Deux Japonais me doublent. Il règne un silence total sur le chemin des citrons géants. Ce silence est immédiatement rompu au moment où le sentier débouche sur la place principale. Les gens se pressent comme du bétail, se tiennent nonchalamment dans les chaises en rotin des cafés avec un air de personnes concernées par rien et des postures blasées. Je continue mon chemin, passe devant des boutiques d’accessoires pour jet-set. Je m’efforce de trouver à tout cela un côté sympa, un côté original, mais cette dame aux lunettes Chanel remontées sur le brushing, avec sa robe ethno et son collier en corail qui m’adresse un regard comme si je n’existais pas, comme si je n’avais pas à exister, me fait fuir. Je redescends au port, je prends le prochain hydroglisseur pour Naples. Je suis claqué. J’ai besoin d’une pause. Je retourne dans ma boîte, monte sur la mezzanine et m’endors. A mon réveil j’étudie le guide, cherche un lieu pour sortir le samedi soir. Cela me demande un effort surhumain. Mais je me force à sortir, je veux retrouver la parole, retrouver ma sociabilité. Je veux sortir du trou, redevenir moi-même. Le Super-Fly bar dans la via Cisterna dell’Olio est un lieu sympathique, il n’y a rien à dire. Des gens normaux, mon âge, jean, t-shirt, les cheveux détachés. Je prends une Vodka tonic. Puis une deuxième. C’est vrai que l’alcool est un bon compagnon. On retrouve des pensées optimistes, la tristesse s’envole. Je regarde toujours les autres de loin, mais c’est moins définitif, moins humiliant. Il y a de la distance, beaucoup de distance entre les autres et moi, mais il n’y a plus cette barrière définitive, ce voile infranchissable. La parole est théoriquement possible. Je suis soulagé au point que je me propose de m’alcooliser systématiquement pendant les jours de voyage, à dose modérée, dès le matin. L’un des barman ressemble à Inzaghi*. Frêle, le regard farouche, des mèches qui tombent dans un front meurtri. Au moment où je demande mon premier whisky je le lui dis. L’autre barman entend, éclate de rire et affirme « è vero, è vero ». Je prends mon verre, retourne à ma place et me rends compte que j’ai déclenché quelque chose, quelque chose de positif. Une certaine agitation s’est installée derrière le bar, ça discute vivement désormais, Inzaghi a soudainement l’air très décontracté, super à l’aise. Il jette les verres en l’air avant de les remplir, attrape les bouteilles d’un geste énergique. Je quitte le bar en état d’ébriété grave. Inzaghi m’a servi un triple whisky, j’ai dépassé mes limites. Le lendemain matin, à la seule idée de réaliser mon projet, j’ai les pires nausées. Je prends un thé au citron. Pour l’alcool, on verra plus tard.
Il pleut. Je pars. Sur le chemin de la gare je me rends compte qu’il doit y avoir un match de foot dans l’après-midi. Des drapeaux de club sont exposés dans la plupart des fenêtres de la vieille ville, des banderoles bleu ciel et blanc relient les balcons face à face à travers les rues. Un homme à la figure rouge et frustrée me double. Il tient quelques tuyaux en plastique dans une main, un sachet en plastique dans l’autre. Ces tuyaux sont des bouts du mât de son drapeau du club, dans le sac se trouve le drapeau. Tout à l’heure, au Stade Sao Paolo, il va relier les bouts de plastique, monter le drapeau et l’agiter simultanément avec quelques milliers de ses semblables pour soutenir son club. Je me dis que je ne ferais jamais cela. Je ressens même une sorte de pitié pour ce type. En même temps je le comprends. Plus que ça même, je me sens solidaire avec lui de tout mon cœur.
Un vieux train rouge, la Circumvésuviana longe la baie de Naples. Par moments on se croirait à Beyrouth, en pleine guerre civile, en dépression économique grave depuis des décennies, à tel point les immeubles sont délabrés, en état de ruines. Cela ne s’explique pas uniquement par la pauvreté du Sud, mais également par le programme d’évacuation du Vésuve. Comme les volcanologues garantissent une nouvelle éruption, la population installée à une distance inférieure à sept kilomètres du cratère – 700.000 personnes au total – est incitée par l’Etat à quitter son domicile et peut profiter à ces fins d’une aide au relogement de 30.000 euros. Un joli mot dit que celui qui construit sa cité sur une coulée de lave, doit s’attendre à ce même destin. L’eruption de 79 après JC, qui a fait disparaître Pompéi sous les cendres était si violente qu’elle a littéralement fait exploser la montagne. Le Vésuve d’aujourd’hui n’est qu’un reste, une ruine de ce qu’il représentait alors. Le sommet d’aujourd’hui n’est que le cratère intérieur au milieu de l’ancien cratère principal que la violence de l’éruption a fait s’envoler en éclats comme la coquille d’un œuf. Personnellement, je prendrais les 30.000 euros sans hésiter et je me tirerais de là. Selon des témoignages, lors de la dernière éruption en 1944, la lave a coulé comme de l’eau depuis le sommet.
Sorrento est une ville de taille moyenne construite sur des falaises trouées par les dents rongeuses de la nature située à l’extrémité sud de la baie de Naples. Par endroits, y poussent quelques herbes aux longues tiges qui portent des fleurs en grappes. Je m’installe au dortoir de l’hostel Sirene, qui occupe le rez-de-chaussée d’un immeuble en béton derrière la gare. Il y a beaucoup d’Anglais à Sorrento. Les Anglais ont le front plat, les épaules tauroïdes, les filles arrivent à peine à ranger leurs seins dans les soutien-gorges et ils semblent tous penser la même chose. Ils se marient dans la cour du monastère médiéval. Nous allons certainement avoir un enfant ; Irène en parle souvent. J’arrête mon combat. Je veux préserver ma santé, le peu d’optimisme et de bon sens qui me restent pour que je puisse donner de cela, beaucoup de cela, à mon enfant. Encore une fois la comparaison avec l’Indien s’impose. Mon combat était juste, d’ailleurs je ne voulais pas combattre mais dialoguer, coopérer, construire, mais c’était un combat à armes inégales. Mon adversaire a employé l’arme la plus humiliante qui soit : ignorer l’attaquant. Le stimuler et l’ignorer par la suite. Attendre qu’il s’épuise dans ses avancées qui courent dans le vide. Je ne veux pas être un père fragile, intimidé par la vie. Je veux être un père encourageant, fort et optimiste, un père qui aide, qui porte et qui guide, qui sait dire à son enfant : regarde, c’est ça la vie, elle est belle , elle est riche, il y a tant de choses à découvrir et à apprendre, je t’aiderai pour que tu puisses y aller sans danger, sans crainte. Tout est à ta portée parce que tu es quelqu’un de bien et parce que tu as un père et une mère qui t’accompagnent, qui t’aideront à ouvrir toutes les portes et qui te diront lesquelles il vaut mieux laisser fermées. J’arrête mon combat par amour pour mon enfant, mais non sans fierté. J’irai dans ma réserve comme c’est le destin de tout Indien. Ce sera une réserve intérieure, ma vie intérieure, spirituelle, morale et amoureuse qui restera intacte et à laquelle vous ne toucherez pas. D’ailleurs, les limites de la réserve sont fluides, il s’en dégageront des ondes qui vous hanteront à jamais. Car la parole a une valeur absolue. Elle est active, puissante, elle n’a pas besoin pour l’être de votre avis. Il y a un ordre dans le monde au-dessus du vôtre. La réalité des choses ne tient pas à leur matérialité. Rien n’est effaçable. Il y a des disparitions transitoires, des pauses. Des transformations. Mais rien ne s’en va. Rien n’est effaçable.
L’eau est étonnamment claire compte tenu de la proximité d’une grande ville. Un banc de poissons aux fines rainures passe, broute les algues des rochers sous-marins. Un hydroglisseur part pour Naples. Il y a peu d’odeurs ici. Il n’y a pas cette luminosité jaune du nord de l’Italie, de Florence, de la Toscane, où l’on a toujours l’impression que volent dans l’air des paillettes dorées.
Le jardin public de Sorrento est une terrasse spacieuse sur les falaises de la Côte amalfitaine, où alternent de vieux chênes, un café et des palmiers très hauts que survolent des mouettes et où chante un merle. A partir de ce lieu qui me fait penser à une serre tropicale à toit ouvert, on a une vue sublime sur la baie de Naples et le Vésuve. Quant il fait beau et que l’air est très clair, comme c’est le cas après une averse dans l’après-midi, l’immense montagne paraît comme derrière une vitre d’un verre très pur et on distingue les crêtes et les fissures du sommet, semblables au tissu plissé d’un éventail, les massifs forestiers des flancs, des champs de lave et la fine bande urbanisée à la base du massif. Je me rends compte que ce deuxième sommet rocheux et dentelé, celui qu’on voit depuis Naples, n’est qu’un morceau de l’ancien cratère que les éruptions ont successivement pulvérisées. Les deux flancs de la montagne descendant délicatement vers la mer, se retiennent longuement avant de toucher au sol, comme un skieur qui fait traîner en longueur son saut jusqu’au tout dernier moment. Les gens qui ont visité le cratère, m’ont dit que c’est une excursion décevante, un grand trou aride, rien de plus.
Je prends le bus pour Positano. Ma voisine, une Italienne, me lance des regards trempés de haine. Je sens qu’elle ne supporte pas la proximité physique entre nous. Je me dis que c’est une dame borderline, une de ces personnes pour qui l’autre est toujours trop près ou trop loin mais jamais à la distance convenable et je m’attends à chaque instant à une bonne claque dans la figure. Les virages me donnent la nausée. La montagne à laquelle le bus se colle comme un pot de fleurs contre une façade napolitaine est entièrement recouverte d’un filet d’acier au dessus de la route. A Positano je m’allonge sur la plage. Les galets sont chauds. Je m’endors. Je me fais bercer dans un profond sommeil par le doux va et vient de l’eau. Il est vrai que la Méditerranée n’a pas vraiment de vagues ; qu’elle ressemble à une soupe. Quand je me réveille je note avec un certain émerveillement que je suis toujours en possession de mes affaires. J’atterris dans un café de la plage. Un petit chat s’est égaré sur le toit de la terrasse et n’arrive pas à descendre. Il miaule inlassablement. Des Anglais étendent une veste au-dessous du chaton, l’encouragent à sauter. Il ne saute pas. Il continue à miauler de plus belle. Je crois qu’il se complaît dans sa situation de pitoyable chat perdu sur un toit et qu’il a parfaitement conscience de l’effet qu’il produit sur l’espèce humaine. Il n’a que quelques semaines, il n’est qu’un animal, un minuscule chat égaré sur une poutre et il se prend déjà pour une star. Vu de la plage, le village ressemble à la célèbre toile de Brueghel qui représente la Tour de Babel. Un cône solitaire, chargé d’arcs, de balcons, de niches etc. Vu de l’intérieur, on n’y trouve strictement rien d’autre que des boutiques de souvenirs et des restaurants. Je sens parfois dans mon cœur quelque chose se rétrécir. Je crois que c’est quelque chose d’essentiel qui s’en va – la faculté d’être heureux, de croire en la bonté de l’autre, en la valeur de la vie. Je veux arrêter cela. Je veux que cela ne se rétrécisse plus. Je veux préserver ce qu’il en reste, le cultiver. Finalement tout est aussi une question de retrait, de lâcher-prise. D’une mise à l’abri des mauvaises influences. Que la fausse promesse gêne celui qui la tient. Que la parole creuse fasse mal à celui qui la prononce. Je ne suis pas le seul chez qui le cercle se ferme. Il n’y a que des cercles qui se ferment, des bouts qui se rejoignent. Tout est soumis à un ordre. Rien ne se perd. Tout a son prix. Dans les affaires existentielles, il n’y a pas de comptes à découvert. Tout est en équilibre.
Vu de loin, baigné dans les nuances bleuâtres du soir, le Vésuve inspirerait une paix éternelle, s’il n’avait pas cette tête oblique et ces dents qui guettent le sommet ; parfois il ressemble à un aigle fatigué qui laisse tomber les ailes.
Il me reste encore une matinée à Naples avant de reprendre l’avion pour Paris. J’achète le DVD de Maradona dans un petit kiosque à journaux sur la place de l’église Santa Paolo Maggiore. Le vendeur de journaux me demande si je suis argentin. Je réponds que je suis allemand et que j’ai vu jouer Maradona une fois lors de la finale de la Coupe de l’UEFA en 1989. Son regard s’enflamme instantanément. Il pose ses mains sur la poitrine, se penche en avant et prononce le nom de son idole d’une voix pleine de tendresse et de respect - Maradooona’, Maradooona’. Il me saisit le bras et me guide vers une porte latérale du kiosque, laquelle est décorée par des dizaines de photos de l’icône. Il me parle en Italien, fait des commentaires sur l’une et l’autre photo, s’arrête avec l’index sur l’une d’elles, toute petite, qu’il semble avoir prise lui-même. Je ne peux que deviner le contenu de ses paroles. Au début il m’a parlé en anglais, mais devant les photos il a basculé immédiatement dans l’italien. Je fais encore quelques achats sous les arcades de la via Tribunali, ensuite je prends un dernier café. Je pars. Dans la rue je croise encore une fois le vendeur de journaux. Il me reconnaît, me fait comprendre qu’il veut me montrer quelque chose de somptueux. Il me guide devant l’autel de Maradona. « Capello di Maradooona’ », dit-il en désignant de la main l’autel bleu-ciel et blanc, accroché au mur d’un café dans la via Nilo. S’y trouvent une photo, un récipient qui contiendrait une larme du Saint, une prière, et, dans un cadre doré ces mots : Sacro Capello Miracoloso di Diego Armando Maradona. Anno Santo 1987.
L’avion avance lentement, approche de la piste de décollage. Dans le lointain j’aperçois le Vésuve entre deux immeubles de cité, une large coulée de lave orange pale, comme une brèche qui traverse un paysage pittoresque et vallonné. Je distingue nettement une quantité conséquente de maisons en plein milieu de la coulée de lave. Eh bien. Je suis dans un pays latin, dans un pays où l’on se débrouille. On n’évite pas le malheur, on fait avec, on se débrouille le moment venu. L’avion longe la côte, vole au-dessus d’une mer turquoise, parsemée de petites taches et de traits blancs. Il y a de la neige sur les sommets des Alpes. Les membres d’un groupe de voyage communiquent exclusivement en faisant des blagues. Chacun a une étiquette, joue un rôle. Il n’y a pas d’authenticité. Chacun se retranche derrière son label. Celui qui tient le rôle du clown fait une remarque idiote après l’autre. Tout le monde se force à rire. « Tu as envie de fumer une cigarette ? Viens on va sur la terrasse en plein air » (il est question de l’aile de l’avion). « Mademoiselle, vous n’auriez pas la clé de la porte qui donne sur la jolie terrasse ? » (l’hôtesse de l’air passe). A l’approche de Paris le paysage devient très rectiligne, incroyablement géométrique. Les champs, les bois, les villes - tout est droit, anguleux, il n’y a que des cubes, des triangles, une quantité invraisemblable de ronds points en forme de polygones dentelés – pentagone dentelé, hexagone dentelé, octogone dentelé, ils ressemblent à des lieux stratégiques, à des installations militaires. Le rouge cuivré, ce jaune doré qui couvrent l’Italie ont disparu. « T’as vu les maisons là, qui sont toutes sur une même ligne et qui ont toutes l’air identique ? Ça, c’est typiquement français », dit quelqu’un. A l’aéroport il faut attendre les bagages. Vingt minutes, vingt-cinq minutes … tout le monde se met à râler. C’est pas possiiible. On a jamais vu ça ! On va pas passer la nuit ici quand même. Les bagages arrivent. Je prends mon sac, l’Orlybus, la ligne 6. J’ai hâte de retrouver Irène.
*Filippo Inzaghi, joueur de foot du Milan AC
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