Le vieux
centre historique de Paris avec la cathédrale Notre-Dame, l’île de la Cité et
l’île Saint-Louis sont au cœur de mon premier roman, La Vie pétrifiée, paru en 2008 aux éditions Quidam. Voici
quelques extraits de ce livre :
Extrait
I
Mardi
c’était mon anniversaire. Le trente-troisième. J’ai longé comme tous les jours
la colonnade des châtaigniers, dans l’ombre des tours, sous le rire moqueur des
gargouilles. Je m’approchais de ma blouse aux grandes poches. Soudain j’ai été
pris d’une forte répulsion. Je me suis arrêté. Et j’ai fait demi-tour. Je ne
voulais plus travailler. Je me suis dit que j’avais le droit de ne pas aller au
travail parce que c’était mon anniversaire. Pourtant je n’avais rien à
attendre. Mon cadeau, je l’avais déjà depuis presque une semaine. C’était la
montre de ma mère. J’ai poursuivi mon chemin en choisissant des rues opposées à
mon trajet habituel, je me suis engagé dans une ruelle qui était bordée
d’étroites maisons médiévales. J’étais à l’aise auprès de ces demeures
étriquées, serrées les unes contre les autres, parcourues de colombages, avec
leurs toits raides et pointus. J’étais toujours très proche de la cathédrale.
Je voyais transparaître des fragments de la grande rosace du mur latéral à travers
les fines fissures entre les vieilles maisons. Je suis descendu sur les quais
du fleuve. Il y avait deux cygnes qui flottaient majestueusement dans l’eau
grise et calme. Un vieil homme était accoudé à une balustrade du quai. Il était
vêtu d’un imperméable très épais et il avait le regard inlassablement fixé vers
un point lointain dans l’eau. Par des chemins détournés, je suis rentré sur mon
île. J’ai traversé le grand pont qui joint mon île à la ville. En marchant sur
le pont, j’ai de nouveau aperçu la cathédrale, dorée dans la lumière du matin.
Elle était splendide maintenant, vue de loin, par le côté éloigné des tours,
elle était étincelante comme si quelqu’un l’avait repeinte en or. Le matin
était calme, froid et ensoleillé. Après le pont, mon chemin m’a conduit sur le
grand boulevard que j’ai descendu un temps, jusqu’à ce que j’aperçoive à
gauche, le long d’une rue qui monte, la coupole du dôme. J'ai monté la rue. Sur
le parvis, il y avait un petit bois de sapins artificiels. Les branches des arbres
et le sol étaient blanchis par de la neige artificielle. Au-dessus, s’étendait
la coupole, d’un ovale presque rond, haut dans le ciel, au-dessus des sapins.
Il s’en dégageait une harmonie et une simplicité profondément rassurantes. J'ai
poursuivi mon chemin. Je n'ai rien d’autre à dire. Je me promène. Je me promène
dans la ville d’hiver.
Extrait
II
Le
mercredi vers six heures j’ai enfermé la blouse blanche aux grandes poches dans
l’armoire et je suis parti. J’avais hâte de rentrer sur mon île. Mais il y
avait quelque chose d’étrange. Quelque chose de différent. Sur la place de la
cathédrale, on entendait un bruit énorme, sombre et répétitif. J’ai mis du
temps à comprendre : c’était une cloche qui sonnait dans la cathédrale, dans la
tour de droite. Je voyais la cloche bouger, son mouvement lent et lourd dans la
tour. C’est très rare que les cloches de la cathédrale sonnent. C’est pourquoi
plusieurs personnes s’étaient arrêtées comme moi pour regarder la cloche bouger
là-haut dans la tour. On se demandait pourquoi elle sonnait. Personne ne
connaissait la réponse. J’avais des frissons. La cloche était comme un
avertissement. J’ai repris ma marche, sous l’ombre des tours et sous le rire
moqueur des gargouilles, et je me suis rapproché de mon île. J’ai traversé le
pont.
Mais
je ne suis pas rentré tout de suite. Il faisait trop beau. Le soleil brillait
et j’adore comme peu d’autres choses cette chaleur fugitive sur la peau en
plein hiver pendant qu’il fait froid, en principe. J’adore la lumière du soleil
sur les arbres noirs et mouillés, l’hiver. Et le ciel bleu au-dessus du fleuve
et des murs gris. J’ai marché sur les quais, vers la pointe de l’île. Après un
temps j’ai aperçu une silhouette, petite, lointaine, immobile comme une
statuette. Quelques pas plus tard, j’ai compris que c’était quelqu’un qui
contemplait la façade d’un immeuble. Je connaissais bien cet immeuble. C’était
l’un des plus vieux de l’île et l’un des plus beaux aussi. Je faisais de même
parfois ; je m’y arrêtais, juste pour regarder les masques. Ce sont des masques
en plâtre qui portent la marque du temps ; j’ai imaginé parfois, quand j’étais
là, debout devant la maison, que d’abord venait la brume, qu’elle pénétrait les
pores des masques comme dans de la peau juvénile et qu’ensuite, venait la
poussière noire du temps qui s’étalait comme une deuxième couche sur cette peau
adoucie par l’humidité. Puis venaient les larmes de la pluie, laissant
réapparaître à travers leur sillage, l’éclat clair du passé. C’est ce que je
pensais à la vue des masques. Et beaucoup d’autres choses. Car les pensées à
propos des masques ne sont jamais les mêmes. Tantôt ils cachent un visage,
tantôt ils sont le visage lui-même. Je connais une toile : deux hommes sont
attachés sur un gigantesque poisson avec lequel ils tombent à travers un espace
vide et vaste. Ils tiennent chacun dans leur main un masque de l’autre, ils se
le montrent mutuellement comme un serment, comme une promesse de leur
solidarité éternelle. Les masques sur les fenêtres avaient les yeux écarquillés
et la bouche déformée pour lancer un rire furieux. Ils avaient l’air drôle et
sympathique tout de même. C’était comme s’ils partageaient une joie secrète
entre eux, sur quelque chose qu’on ne pourrait jamais deviner.
Extrait
III
Je
suis rentré à pied. J’ai choisi le chemin le long du canal. Son eau était
toujours gelée. Dans la ville régnait un silence presque absolu. Le ciel était
d’un blanc de craie, lointain et morne. Le temps de la glace battait son plein.
Visiblement les gens avaient choisi de rester chez eux, d’attendre que ça
passe. Les seuls bruits qu’on entendait étaient le ronronnement de quelques
voitures qui passaient à de longs intervalles, les cris d’une nuée de mouettes
qui tournoyait à haute altitude ou encore l’aboiement d’un chien qui longeait
nerveusement le mur du canal, en expulsant de sa gueule de petits nuages
d’haleine blanche. L’air était froid au point qu’il brûlait les yeux, les
mains, les pieds, la trachée. J’ai été frappé d’une toux douloureuse et rauque
après peu de temps dehors. Il y avait une sécheresse tangible dans cet air
glacé qui menaçait de faire des ravages. Des ravages parmi les gens, les
arbres, les animaux. Les immeubles le long du canal, qui semblaient l’autre
jour, vus du bateau, défiler avec un mouvement fluide et gracieux, étaient
désormais comme pétrifiés, des ruines poreuses percées d’orbites aveugles et
vides. Les arbres leur ressemblaient. Ils avaient l’air desséchés, creux, comme
habités d'une sorte de pâleur maladive qui les rongeait et consumait leur vie.
Il fallait faire attention à ne pas glisser. Et à ne pas marcher en-dessous des
arbres et des immeubles. Le long des rues, aux carrefours les plus fréquentés,
les autorités avaient placé des affiches qui indiquaient les mesures de
sécurité à prendre et qui faisaient appel à la solidarité générale. La
principale mesure à respecter était de se garder à distance des bâtiments et
des arbres à cause des chutes de branches et de cônes de glace. Malgré les
éliminations quotidiennes, les chutes de glace avaient déjà fait une vingtaine
de victimes. La population était invitée à économiser les carburants en raison
des difficultés de ravitaillement. En poursuivant mon chemin, je suis passé
devant un stand d’intervention mis en place par la mairie qui distribuait gratuitement
du thé et du bouillon chaud ainsi que des gants, des écharpes, des
protège-oreilles. J’ai pris une boisson et des gants. Il fallait boire vite ;
après une cinquantaine de pas seulement, la boisson était froide et les
premières miettes de glace surgissaient à sa surface.
Ce
qui se passait dans la ville était inquiétant et triste. Mais en même temps il
y régnait une ambiance de jamais vu, qui pouvait occuper l’esprit, piquer la
curiosité et distraire.
Je
me suis approché de la cathédrale. Elle était transformée au point qu’on ne
pouvait plus la reconnaître. D’innombrables cônes de glace géants pendaient
comme des stalactites des arcs-boutants, du toit, et des moulures. La
cathédrale était devenue un monstre, un mammouth s’extirpant d’un marécage. Des
camions de pompiers étaient postés autour du bâtiment ; on en sortait des
échelles mécaniques et des pompiers y montaient pour briser les cônes de glace
à l’aide de tronçonneuses et de marteaux.
Extrait
IV
L’exciseuse
était recroquevillée dans son lit, le dos courbé, les genoux serrés contre la
poitrine, les coudes pliés, comme un embryon. Elle était très maigre et elle me
paraissait un peu confuse. Par la petite fenêtre à barreaux, juste au-dessus de
son lit, j’apercevais les parties hautes des tours de la cathédrale.
L’exciseuse était comme écrasée par ces tours en forme de cubes argentés,
gigantesques. La veille, elle avait été condamnée à sept ans de prison ferme.
Elle avait soixante-dix ans. Dans sa main droite elle tenait une sorte d’objet
fétiche, fait de coquilles, de corail et de pierres qu’elle secouait d’un
mouvement bref et répété tout en murmurant des paroles magiques ou des prières.
Quoiqu’il en soit, je n’étais pas là pour comprendre ou pour interpréter ce
rituel, mais pour déterminer si cette femme avait subi une crise cardiaque ou
pas. Je l’ai examinée et j’en ai conclu qu’elle n’avait pas eu de crise
cardiaque. Je l’ai encore observé pendant un temps secouer son objet fétiche,
marmonner ses paroles. Elle ne me donnait pas l’impression de savoir où elle
était. Elle me paraissait dans un autre monde, très éloigné, et je pense même
qu’elle ne savait pas qu’elle était prisonnière. D’elle, oui, j’avais un peu
pitié.